La presse francophone est-elle de gauche?
Publié le 14-11-2018 à 09h24 - Mis à jour le 14-11-2018 à 11h08
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Côté francophone , " on a une presse qui est unitéralement opposée à la politique du gouvernement. […] On a un problème ", déclarait Louis Michel (MR) la semaine dernière à L’Echo . Info ou intox ?
Oui pour Etienne Dujardin, juriste. Élu conseiller communal MR à Woluwe-Saint-Pierre
Une majorité des journalistes se classent à gauche. Le continent médias s’éloigne du continent opinion. Si on n’est pas d’accord avec l’immigration à la Merkel ou les déclarations du Mrax, on a peur d’être traité de réac.

Pourquoi jugez-vous que la presse francophone belge est trop à gauche ?
Si la question revient souvent dans l’actualité, c’est qu’il y a une réalité. La sociologie des journalistes montre une certaine uniformité plutôt à gauche. Cela se ressent dans la façon de traiter l’information politique ou sociétale. On peut nuancer et penser comme moi que la majorité des journalistes font bien et honnêtement leur travail, mais personne ne lancerait un débat quant à savoir si les journalistes sont de droite, cela n’aurait aucun sens, tellement loin de la réalité.
Sur quoi basez-vous vos propos ?
Une étude de l’Association des journalistes professionnels a dressé en 2013 le profil des journalistes. Sur 2 394 journalistes contactés, 731 ont répondu, soit un bel échantillon. La majorité d’entre eux se classe à gauche, avec une nette préférence pour Ecolo (46 %) puis le PS (15 %) et enfin le PTB (4 %). 21 % se disent MR. Plus de 3/4 se disent actifs dans l’associatif et 39 % sont membres d’un syndicat, deux chiffres bien supérieurs à la moyenne de la population nationale. D’autres études vont dans le même sens. Ainsi ce sondage Ifop réalisé pour l’hebdomadaire Marianne en 2001 avant une élection présidentielle : 63 % des journalistes consultés avaient l’intention de voter à gauche. La droite ne recueillait que 6 % des voix dans les intentions de vote. Dans le dossier de ce magazine intitulé "Journaliste, le clan des clones", Thomas Vallières écrivait alors : " Il y a un problème. Sérieux. Grave. Tout se passe comme si, de plus en plus, la réalité divorçait d’avec ses médiateurs. Comme si l’on assistait à une dérive, mais en sens inverse, de deux continents, le continent médias et le continent opinion ." On sent ce divorce aujourd’hui.
Sur quelles thématiques sentez-vous ce divorce ?
Notamment sur l’immigration, la N-VA ou même l’enseignement, pratiquement tous les éditos ou articles vont dans le même sens souvent en décalage net avec la population. Souvenez-vous du sondage noir-jaune blues, la presse tombait des nues. 77 % des Belges confiaient "ne plus se sentir chez eux comme avant". 65 % déclaraient "avoir peur de l’afflux de réfugiés". Mais on ne lisait que des papiers encourageant l’immigration et encensant la politique de Merkel désignée comme le nouveau modèle à suivre. Où étaient les éditos demandant une immigration contrôlée ? Est-ce normal d’avoir des plateaux de télévision à la RTBF avec sept personnes attaquant la politique migratoire du gouvernement et deux personnes la défendant ? Pourquoi ce parti pris, où est l’équilibre ? Est-ce normal qu’un communiqué de presse de la Ligue des droits de l’homme soit mis au même niveau de visibilité médiatique que la déclaration du Premier ministre ? Est-ce normal ces indignations sélectives ? Pourquoi aucun édito ne s’est insurgé alors que le Mrax dérapait en parlant de provocations de la police - qui avait 22 blessés dans ses rangs - lors des émeutes de novembre 2017 ? Regardez comment on a traité Daniel Ducarme qui déclarait que l’intégration ne marchait plus en Belgique. Les ministres N-VA sont populaires dans le sud du pays, mais il n’y a jamais d’édito les félicitant pour leur action, cela va toujours dans le sens négatif, étonnant non ? Idem pour l’enseignement, le terrain est contre ces réformes - décret inscription, pacte d’excellence, titre et fonction - prises au nom de l’égalité mais qui créent plus d’inégalité. Pas ou peu osent l’écrire. On a peur d’être traité de réac.
N’est-ce pas le rôle de la presse en tant que quatrième pouvoir, de critiquer et de débattre des actions d’un gouvernement ?
Bien sûr. Je ne suis pas un poujadiste et défendrai toujours la presse, fondement de toute démocratie. Mais je pense que plus de pluralisme et moins d’entre-soi seraient utiles. On attend des faits, pas de la morale, des bons sentiments et la projection d’un monde espéré par le média. Regardez comment la presse est passée complètement à côté de la victoire de Trump, du Brexit ou du non à la Constitution européenne de 2005. La presse se trompe parfois parce qu’elle ne veut pas voir la réalité du terrain et manque de diversité idéologique. Arrêtons la pensée unique sur certains sujets.
Entretien : Thierry Boutte
Non pour Martine Simonis, secrétaire générale de l’Association des journalistes professionnels (AJP)
Ce dénigrement de l’action des médias, ce positionnement autoritaire, cette vision binaire des choses, cette façon de dire que si les journalistes ne sont pas de votre côté, c’est qu’ils sont vos ennemis, tout cela contribue à affaiblir le débat démocratique.

Ces derniers temps, un peu partout dans le monde et notamment en Belgique, des penseurs et des politiques ont pris le pli d’affirmer que les journalistes sont majoritairement de gauche. Info ou intox ?
En 2013, l’Association des journalistes professionnels (AJP) a mené une étude sur la diversité au sein de la profession et parmi les thèmes abordés figurait le positionnement politique des journalistes sur une échelle allant de 1 (extrême gauche) à 10 (extrême droite).
Les journalistes se placent au degré 4,6 de l’échelle, soit très légèrement à gauche. Ce qui est remarquable, c’est qu’ils se situent exactement sur la même ligne ou au même niveau si vous préférez que la population wallonne active. Ceux qui les qualifient de gauchistes devraient donc en dire autant de la moyenne des Wallons.
Le fait que certains dénigrent les journalistes parce qu’ils se montreraient trop engagés, trop critiques vis-à-vis de la politique gouvernementale, trop hostiles aux partis qui sont au pouvoir évoque en vous quel type de réactions ?
Vous ne me ferez pas dire que Charles Michel peut être comparé à Trump, Orban, Salvini ou Erdogan, qui, lui, jette les journalistes en prison par centaines. Mais on sent un climat de plus en plus répandu de dénigrement de l’action des médias et ce climat n’est pas bon pour la démocratie.
Ce qui m’inquiète beaucoup, c’est que les discours agressifs ne sont pas le fait de petits mandataires locaux mais qu’ils sont tenus par des politiques de haut niveau et que cette rhétorique, cette violence verbale peuvent, sur le terrain, conduire à des violences physiques, à des attaques en règle contre les journalistes, comme on en a vu aux Philippines ou en Inde, par exemple.
On n’en est quand même pas encore là en Europe occidentale…
Il faut prendre garde à ce type de discours. Quand Mélenchon traite les journalistes d’abrutis, quand il dit que la haine à l’égard des médias et de ceux qui les conduisent est saine, il prend une responsabilité considérable. On a longtemps affirmé que les journalistes européens, d’Europe occidentale en tout cas, ne couraient aucun risque physique. Depuis une dizaine d’années, ce n’est plus tout à fait vrai.
Quoi qu’il en soit, ce dénigrement ambiant, ce positionnement autoritaire, cette vision binaire des choses, cette façon de dire que si les journalistes ne sont pas de votre côté, c’est qu’ils sont nécessairement vos ennemis, tout cela contribue à affaiblir voire à tuer le débat démocratique, à effacer la liberté d’expression. Et cela, c’est dangereux pour l’ensemble de la société.
Quand certains politiques laissent entendre que dans l’état économique où elle se trouve, la presse ne peut plus faire correctement son travail, ils n’ont pas tout à fait tort.
Assurément, mais cela n’a rien à voir avec un éventuel positionnement doctrinal. Il est certain que lorsqu’ils sont privés de moyens, les journalistes peuvent plus difficilement exercer leurs missions d’enquêteurs mais celles-ci sont également rendues difficiles, voire entravées par le climat d’intimidation (menaces de procès, plaintes systématiques, etc.) dont ils sont l’objet de la part de certains milieux politiques ou économiques.
Ce que nous constatons et déplorons, c’est que ces derniers temps, l’exécutif essaie d’asseoir sa toute-puissance à l’égard des deux autres pouvoirs mais aussi à l’égard du contre-pouvoir que constitue la presse. Pour la conserver, il n’hésite pas, dans sa volonté de maîtriser toute forme de communication, à disqualifier celle-ci comme il cherche parfois à disqualifier les juges trop remuants.
Ce faisant, il commet une erreur car l’intérêt de nos dirigeants politiques est, au contraire, de garantir l’existence d’une presse libre, qui recherche, en toute indépendance et dans le respect de la déontologie, les faits, les mette en perspective, les analyse et les commente. On n’en est plus à une presse inféodée aux courants politiques (c’est d’ailleurs la presse de gauche qui a payé le plus lourd tribut à cette évolution) mais on a plus que jamais besoin de journalistes libres d’exercer leur métier et d’ouvrir leurs colonnes au débat public.
Entretien : Jean-Claude Matgen