Un jury populaire pour juger les affaires terroristes?
Publié le 08-01-2019 à 09h30 - Mis à jour le 08-01-2019 à 11h32
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Huit hommes et quatre femmes ont été choisis ce lundi devant la cour d’assises de Bruxelles pour composer le jury au procès de Mehdi Nemmouche et Nacer Bendrer, accusés d’être auteurs ou coauteurs de l’attentat au Musée juif de Belgique. Les citoyens ont-ils leur mot à dire lors d’un procès pour terrorisme ? Les spécialistes s’opposent.
Oui pour Denis Bosquet, avocat au barreau de Bruxelles, spécialisé en matière pénale
Participer à un jury populaire est un fondement de la démocratie. Cette expérience enrichissante, bien qu’éprouvante pour les jurés, est une occasion unique. Là où l’homme de la rue se fait juge, les robes rouges et noires sortent de leur tour d’ivoire.

Depuis 1986, la France a, pour les affaires liées au terrorisme, vu le jury populaire disparaître de ses procès en assises. Au regard de cela, ce jury a-t-il encore un sens chez nous ?
Absolument. Je suis un partisan de l’oralité des débats. De plus, dans le cas du procès de M. Nemmouche, on n’assiste pas à un procès de "rupture". Nemmouche n’est pas dans le refus ou le déni de la légitimité de son juge. Cela a donc du sens. On va discuter de la preuve, de l’instruction… Le débat ne tournera pas autour de la revendication d’un acte avoué. L’enjeu sera plutôt de savoir si oui ou non il y a suffisamment d’éléments pour condamner l’accusé. C’est ainsi qu’on entre véritablement dans le débat judiciaire, tel qu’il doit toujours l’être.
Ce procès pour terrorisme n’est pas particulièrement différent d’un autre procès en assises, selon vous ?
L’assassinat est défini comme un assassinat à caractère terroriste, avec une cible bien particulière, visée pour son obédience. Les infractions comportent donc effectivement des caractéristiques terroristes. Mais il n’y a pas de "procès terrorisme", ni de définition d’un tel procès, en droit.
En France, la loi a changé après que, lors du procès d’une organisation terroriste, cinq jurés ont été menacés par les accusés, et se sont finalement désistés. Que répondez-vous à ceux qui voient se profiler un risque pour leur intégrité derrière leur rôle de juré ?
Que l’on pourrait dire cela de n’importe quel procès à caractère sensible : un procès de grand banditisme ou de gros narcotrafiquants, par exemple… On peut toujours imaginer que ces gens cherchent à se venger. Je n’ai pas le sentiment, ici [dans le cas du procès du Musée juif], que les jurés soient plus des cibles que dans d’autres procès en assises…
Le terroriste, par son aura d’individu antisocial et irrationnel "par excellence" si on peut dire, ne serait donc pas plus à craindre ?
Ici, nous sommes face à quelqu’un en train de dire qu’il n’a rien fait. Si vous saviez le nombre d’accusés qui, pour leur défense devant une cour d’assises, ont plaidé non coupable… Ce n’est pas pour autant qu’une fois condamnés ils se sont vengés !
Participer à un jury populaire est donc, au contraire, quelque chose que vous recommanderiez ?
C’est une expérience humaine extrêmement enrichissante, qui n’a aucun autre équivalent en termes de participation à la justice. Par ailleurs, elle demeure éprouvante, mais à l’heure où le citoyen réclame de plus en plus de participation, de transparence et de lutte contre l’obscurantisme, elle est fondamentale. Dans un procès en assises, le jury a non seulement un droit de regard, mais, au-delà de ça, l’homme de la rue devient juge ! Ce n’est pas rien.
Pour moi, il ne faut pas laisser une telle opportunité de côté. C’est une chance de voir comment l’instruction fonctionne, comment la police et la justice sont à l’œuvre. Cette dernière n’est plus dans sa tour d’ivoire, dans ses robes rouges ou noires… Au contraire, ici, elle fait l’objet d’une transparence absolue. Les jurés peuvent s’interroger, poser des questions, et ainsi enrichir les éléments du dossier. Puis, finalement, c’est eux qui prennent la décision. Je trouve que c’est une participation à la justice essentielle, voire un fondement de la démocratie.
Qu’entendez-vous par "éprouvante" ?
On ne juge pas des voleurs de pommes. Il s’agit a priori de faits très graves et l’on est confronté, pour donner un exemple, à des photos qui peuvent être extrêmement difficiles à regarder.
De plus, les procès et les peines sont lourds en termes d’enjeux… Toutes des choses auxquelles le citoyen, même si on lui en parle souvent, n’est pas habitué. De si près, il réalise bien mieux ce qu’une peine de vingt ans ou de perpétuité représente. Avec une responsabilité lourde à porter, par conséquent.
Entretien : Anne Lebessi
Variantes nationales
"En France, il y a moins de jurés et ils délibèrent avec la cour", explique Me Bosquet. Tandis qu’en Belgique, la cour assiste aux débats mais ne vote pas pour statuer sur la culpabilité de l’accusé. En revanche, jury et juges professionnels décident conjointement de la peine à faire appliquer. "Il y a autant de définitions du terrorisme qu’il existe de droits nationaux", selon le magistrat Denis Salas, interrogé par France Culture. En Belgique, […] on assiste à une réduction drastique des procès avec jurys." Tandis que le nombre d’incriminations pour des infractions terroristes s’élargit.
Non pour Me Marc Preumont, avocat, professeur de droit pénal et de procédures pénales à l’ULB
Le jury populaire devrait être remplacé par des magistrats professionnels. Juger est un métier qui nécessite une formation, une préparation et de l’expérience. Les jurés sont dans une position particulièrement inconfortable, surtout lors d’affaires délicates liées au terrorisme.

Pourquoi faudrait-il selon vous supprimer le jury populaire lors des affaires liées au terrorisme ?
Je suis un adversaire de longue date de la cour d’assises. Je plaide pour une professionnalisation complète de la justice criminelle. Mon opinion est la même pour les affaires de terrorisme.
Je trouve que toutes les affaires devraient être jugées par des magistrats professionnels. D’abord parce que juger est un métier. Cela nécessite une formation, une préparation, de l’expérience aussi. Ce dont les magistrats bénéficient.
De plus, dans certaines affaires particulièrement délicates comme celles liées au terrorisme, le fait d’être nommé juré est une position extrêmement difficile et inconfortable pour les personnes tirées au sort. Plus les affaires sont longues, les procès compliqués et techniques, plus la professionnalisation se justifie. Demander à des citoyens de s’abstraire parfois durant plusieurs mois de leurs activités pour participer au procès n’est pas souhaitable. La professionnalisation est tout à fait normale dans un domaine aussi délicat.
N’y aurait-il aucun avantage à être jugé par un jury ?
L’argument selon lequel les affaires les plus graves devraient être jugées par des non-professionnels ne me convainc pas. Au contraire, plus c’est grave, plus c’est difficile et plus il se justifie d’avoir affaire à des personnes qualifiées et spécialisées.
Ces cours d’assises sont d’une lourdeur inouïe en raison de l’oralité des débats. Les procès en deviennent extrêmement longs.
Je considère donc qu’il est préférable de confier aux magistrats le soin de juger les affaires criminelles, comme ils jugent les autres tous les jours par centaines.
Certains spécialistes du droit estiment que la suppression du jury populaire favoriserait l’érosion de la démocratie. Qu’en pensez-vous ?
C’est une réaction totalement émotive et romantique. Je ne comprends pas en quoi le jury et la cour d’assises seraient les emblèmes de la démocratie.
En France, il existe une cour d’assises spéciale pour les cas de terrorisme. Ce pays a compris que pour les jurés, il était parfois difficile voire impossible de s’exposer à des menaces, à des représailles. Cette décision a été prise en 1986, lorsqu’un accusé a menacé des jurés. On peut comprendre qu’il était difficile de demander à des citoyens de juger une affaire dans des conditions pareilles. La France a donc eu le bon réflexe de confier cela à des magistrats professionnels. Cette cour d’assises spéciale n’est pas uniquement réservée aux cas de terrorisme mais également aux affaires de grand banditisme.
Autre exemple : aux Pays-Bas, le jury de la cour d’assises a été supprimé en 1814. Trois ans plus tard, le grand-duché de Luxembourg suivait le même exemple. Le jury populaire n’a depuis jamais été rétabli et leur justice criminelle fonctionne très bien.
Le jury populaire laisse-t-il selon vous trop de place aux sentiments ?
Oui. Le décorum des assises et le côté très empathique de la parole sont des caractéristiques qui relèvent de l’émotionnel plus que du rationnel.
Entretien : Louise Vanderkelen
Une cour d’assises spéciale en France depuis 1986
Pour Virginie Sansico, enseignante et chercheuse associée au laboratoire de Sciences sociales et historiques sur la justice et les pratiques judiciaires, le retour au jury populaire en matière de terrorisme n’est pas d’actualité en France. " Les mouvements de réforme contemporains vont tous au contraire dans le sens d’une professionnalisation de la justice pénale. […] D’une part, la méfiance des autorités publiques a toujours été de mise face aux jurés populaires, soupçonnés d’être perméables aux émotions et de rendre de ce fait des décisions trop irrationnelles. […] D’autre part, la justice antiterroriste française dans sa forme actuelle est née en 1986 d’un incident ayant perturbé la tenue du procès de trois membres du groupe ‘Action directe’ : menacés à l’audience par l’un des accusés, cinq des jurés se firent porter absents le lendemain, par crainte des représailles. C’est en réponse à cet événement qu’il fut décidé de juger les auteurs d’actes terroristes devant la cour d’assises spécialement composée de magistrats professionnels. Difficile, et pas du tout dans l’air du temps donc, de faire machine arrière aujourd’hui ."