Eros Center: les villes et communes doivent-elles encadrer la prostitution?
Publié le 15-01-2019 à 09h26 - Mis à jour le 15-01-2019 à 11h00
Vendredi dernier, la Ville de Seraing a annoncé que son projet d’Eros Center était pour l’instant abandonné, à la suite de la plainte déposée par le Conseil des femmes francophones de Belgique. Pour l’ancienne administratrice de l’ASBL Geces, ce centre était pourtant plus que nécessaire.
Oui pour Alexandra Paparelli, criminologue, responsable du projet Eros Center à Seraing
Le projet de l’Eros Center visait à améliorer le quotidien des prostituées exerçant de manière libre et consentie. De plus, les accusations de proxénétisme sont totalement fausses, puisque nous étions une association sans but lucratif. La loi n’est pas du bon côté.

Une plainte vous a fait abandonner le projet Eros Center à Seraing. C’était le coup de grâce ?
Vraiment. Le Conseil des femmes francophones de Belgique (CFFB) avait déjà, à l’époque, fait avorter le projet d’Eros Center de Liège, auquel je travaillais également. Depuis 2011, inlassablement, elles ont exercé une pression sur le bourgmestre, et sur moi indirectement. Elles nous avaient menacés à maintes reprises d’entamer des procédures judiciaires mais, là, elles ont enfin mis leurs menaces à exécution.
L’Eros Center était-il pour vous une nécessité ?
Pour les prostituées qui exercent de manière libre et consentie, évidemment - celles qui ne sont pas victimes de la traite d’êtres humains. Le projet ne visait que ces personnes-là. Ces filles-là ont bien le droit, comme vous ou comme moi, de travailler dans de bonnes conditions. Personnellement, j’ai la chance d’avoir un bureau ultra-confort, convivial, mes collègues sont sympas… Pourquoi n’auraient-elles pas le droit à ces conditions de travail ? Parce qu’elles exercent un métier qui ne plaît pas aux bien-pensants ? Je ne comprends pas l’acharnement du Conseil des femmes francophones, qui n’apporte d’ailleurs aucune solution ! À Seraing, on n’a d’ailleurs pas, comme à Bruxelles, de grands réseaux criminels…
On a pu reprocher au projet d’être une forme de proxénétisme déguisé, orchestré par l’autorité communale…
C’est évidemment faux ! L’initiative est d’origine municipale, ça, on ne peut le nier. Mais c’est une ASBL qui allait être responsable du projet ! Elle allait donner en location des salles à montant fixe. Pas question de prendre un pourcentage sur les revenus des prostituées. Dans le cas où il y aurait eu des bénéfices, si par exemple on avait vu un taux d’occupation des locaux de 100 %, alors nous aurions soit diminué le montant à payer pour la location, soit reversé ce surplus à des ASBL déjà existantes, comme Icar ou Espace P, qui ont ce même aspect social.
Quels étaient les atouts de l’Eros Center ?
L’arrière-boutique des salons de prostitution de la rue Marnix à Seraing, en ce moment, est à la limite de la salubrité ; dehors également, on voit une décadence généralisée. En 2008, au moment de la fermeture de salons de prostitution à Liège, toutes les filles sont venues à Seraing et on a vu une surpopulation dans la rue Marnix, qui a entra]îné un sentiment d’insécurité pour les riverains. Il y a des déchets, des hommes qui urinent dehors… Nous proposions des conditions décentes. Ce projet n’avait pas de précédent, nous avons demandé aux personnes concernées comment elles souhaitaient travailler. Le but n’était pas de créer un centre pour les enfermer et les obliger à y travailler. Nous avons réalisé un gigantesque travail de fond en allant interroger les filles dans les salons : souhaitaient-elles fonctionner à la semaine, au mois ? De quel matériel avaient-elles besoin dans les salons ? Nous avons aussi beaucoup travaillé avec les ASBL de terrain.
Le projet est-il mort et enterré ?
À ce stade-ci, il est clair que le projet est mort. Enterré, pas nécessairement. J’espère en mon for que tout cela va permettre de faire redémarrer une réflexion. D’autres personnes, dans un autre cadre législatif, pourraient un jour le porter de manière différente.
C’est-à-dire ?
Je pense qu’on nous accuse de tenir une maison de débauche. Organiser la prostitution tombe sous le coup de la loi contre le proxénétisme. Si l’on prend en compte une conception très large de cette notion d’organiser, oui, nous sommes dedans. Malheureusement, l’aspect social que nous proposions (si nécessaire : un comptable, une aide médicale, etc.) ne compenserait pas ce dont on nous accuse. S’il y avait un alinéa dans cet article-là qui faisait une exception pour les ASBL, nous n’aurions pas eu de problèmes. Nous avons raison, et pourtant, nous n’avons pas la loi de notre côté. Alors que du côté du CFFB, elles ont tort, mais elles sont du côté de la loi.
Entretien : Anne Lebessi
"Zone P"
Un quartier de prostitution tolérée
À Liège, le bourgmestre, Willy Demeyer, plaide pour une "zone P", une zone de prostitution tolérée. L’ex-cheffe de projet Eros Center avoue ne pas comprendre : "Délimiter géographiquement un territoire pour l’activité prostitutionnelle, ce genre d’idée en demi-teinte où l’on ne prend pas le problème à bras-le-corps, n’est pas une solution. Vouloir mettre les prostituées à l’écart comme des pestiférées radioactives, je ne pense pas que cela viendra à bout du problème. Un bois de Boulogne, comme à Paris, n’est vraiment pas une solution !"
Non pour Viviane Teitelbaum, ex-présidente du Conseil des femmes francophones de Belgique, présidente de l’Observatoire des violences faites aux femmes et députée MR.
L’Eros Center est illégal : il contrevient à l’article 380 du Code pénal sur le proxénétisme. Je suis allée à la rencontre des prostituées de Seraing. Une majorité d’entre elles est opposée au projet. Il faudrait plutôt investir dans des programmes de sortie de la prostitution.

Vous êtes opposée à la création d’un Eros Center à Seraing. Pourquoi ?
Tout simplement parce que dans le cadre législatif actuel, l’Eros Center est illégal. Il contrevient à l’article 380 du Code pénal sur le proxénétisme (NdlR : voir encadré ci-dessous) qui dispose que "quiconque aura vendu, loué ou mis à disposition aux fins de la prostitution des chambres ou tout autre local dans le but de réaliser un profit anormal sera puni d’un emprisonnement d’un an à cinq ans et d’une amende de 500 euros à 25 000 euros".
Ce projet de la Ville de Seraing n’était pas un projet privé mais un projet qui devait être financé par de l’argent public. S’il avait été mis en place, L’État serait devenu proxénète et cela aurait été, on peut le dire, une maison de passe communale. Tout le monde doit respecter la loi, les institutions publiques également.
Le Conseil des femmes francophones de Belgique, à l’époque sous ma présidence, avait donc décidé de déposer une plainte à l’encontre du projet en juin dernier. Avant cela, nous avions travaillé sur cette plainte pendant près de deux ans. Je ne peux pas vous en donner le contenu car je ne peux pas le rendre public. Cependant, contrairement à ce qui a déjà été dit dans la presse, nous n’avons jamais déposé de recours au Conseil d’État.
Êtes-vous allée à la rencontre de ces femmes ? Que pensent-elles du projet ?
Oui, à plusieurs reprises. Un des éléments déclencheurs du dépôt de cette plainte a d’ailleurs été que la majorité d’entre elles ne souhaitaient pas de cet Eros Center pour différentes raisons. Leur premier argument est le prix trop élevé de la location du salon. On parle du double, voire du triple de ce que certaines paient à la rue Marnix. Ensuite, la perte d’indépendance car elles auraient été dans l’impossibilité d’avoir leur propre salon. Elles n’auraient pas pu être remplacées en cas d’absence ou de maladie en sous-louant leur chambre.
De plus, la création d’un Eros Center aurait forcé les prostituées à se déclarer. Or, certaines refusent de le faire car elles ne gagnent déjà presque rien. Le prix des passes va pour certaines entre 15 et 25 euros. Une fois que le loyer est payé, la TVA, les charges aussi, il ne reste rien pour manger et nourrir leur famille.
Enfin, on pointe très souvent la présence de la police comme un élément positif mais ces femmes m’ont dit qu’elles ne souhaitaient pas être "fliquées", et leurs clients non plus. Elles m’ont également affirmé qu’elles ont mis en place un système de solidarité à la rue Marnix, avec un code si l’une d’entre elles a besoin d’aide. Elles savent comment se contacter et se protéger en cas de problème.
Avant que l’ancien bourgmestre de Seraing, Alain Mathot, ne décide de mettre en place cet Eros Center à Seraing, la police patrouillait la rue Marnix et garantissait la sécurité. L’homme politique a ensuite retiré la présence policière. Les prostituées ont été abandonnées et une pression a été exercée sur elles afin qu’elles se sentent en insécurité et revoient leur position sur la création de l’Eros Center.
Que souhaitez-vous pour ces femmes ?
Tout d’abord, il faut arrêter de diaboliser le Conseil des femmes francophones. Nous sommes abolitionnistes mais nous avons écouté ces prostituées, nous les avons accompagnées. Nous sommes la voix des plus fragilisées. Celles qui veulent sortir de la prostitution sont majoritaires. Au lieu d’investir l’argent public dans un Eros Center qui entretient l’exploitation sexuelle, il faudrait mettre en place des programmes de sortie de la prostitution comme il en existe en Islande, en Suède ou encore en Norvège. C’est la pauvreté qui a mené ces femmes à ce choix contraint. Il faut les aider à sortir de la précarité. Nous demandons que les différents gouvernements mettent en place des programmes de sortie en organisant des formations. Il faut aussi accompagner les prostituées qui ont atteint un certain âge. Elles sont fatiguées, elles souhaiteraient arrêter, faire autre chose de leur fin de carrière.
Entretien : Louise Vanderkelen
Que dit l’article 380 du Code pénal ?
Sera puni "d’un emprisonnement d’un an à cinq ans et d’une amende de 500 euros à 25 000 euros : 1° quiconque, pour satisfaire les passions d’autrui, aura embauché […] en vue de la débauche ou de la prostitution, même de son consentement, une personne majeure […] ; 2° quiconque aura tenu une maison de débauche ou de prostitution ; 3° quiconque aura vendu, loué ou mis à disposition aux fins de la prostitution des chambres ou tout autre local dans le but de réaliser un profit anormal ; 4° quiconque aura, de quelque manière que ce soit, exploité la débauche ou la prostitution d’autrui."