Les journalistes sont-ils trop proches des élites ?
Publié le 17-01-2019 à 09h22 - Mis à jour le 17-01-2019 à 12h12
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Les journalistes sont de plus en plus critiqués par ceux et celles pour qui ils effectuent un travail de recherche et de publication de l’information. D’où vient cette idée qu’ils sont soumis aux pouvoirs ? Nous vous avons posé la question sur lalibre.be.
On pourrait penser, en lisant cette question - et en dépouillant les résultats -, que la rédaction de La Libre Débats a tendu le bâton pour se faire battre. Pourtant, le pourcentage clairement majoritaire de réponses positives - les lecteurs de lalibre.be ont été 85,3 % à exprimer le sentiment que, oui, les journalistes sont trop proches des élites et qu’ils ne peuvent leur faire entièrement confiance - a été l’occasion de faire la lumière sur cette problématique multifacettes. D’où vient cette impression de fossé se creusant entre médias et citoyens ? Il faudrait un livre entier pour approfondir le sujet encore et encore. Tentative de décryptage en 4 500 signes.
De quelles élites parle-t-on ?
Le terme peut sembler vaste tant il renvoie à différents types d’élites. Elles peuvent être politiques, culturelles, ou économiques, etc. Un certain journalisme de révérence, comme il est parfois appelé, est décrié en France pour plusieurs raisons, qui ne sont pas, si l’on écoute Benoît Grevisse, docteur en communication et professeur à l’UCLouvain, tout à fait valables en Belgique. "Ce journalisme de révérence vis-à-vis du pouvoir politique s’explique en France par un système politique différent de celui de la Belgique. D’abord avec un régime présidentiel fort, une libéralisation des médias relativement tardive, et aussi une conception régalienne de la fonction présidentielle. Dans notre pays, le débat politique est davantage marqué par une pluralité de piliers politiques." De même, on constate une réalité économique différente, et parfois éloignée des idées conçues. "Un présentateur de JT n’est pas payé de la même manière en Belgique ou en France. En Belgique, être présentateur vedette de la première chaîne ne vous donne pas droit à un salaire mirobolant. On parle d’élite journalistique bien payée, c’est évidemment extrêmement minoritaire, et la réalité de la pratique journalistique est très fortement marquée par la précarité économique."
Les "merdias"
Le terme illustre la violence à l’égard des médias sur les réseaux sociaux. Au-delà du reproche de connivence avec tel ou tel représentant de l’élite, le mot "merdia" sonne comme une condamnation en bloc de toute personne liée à la profession. "Nous avons franchi une étape", explique Alain Gerlache, journaliste spécialisé dans l’analyse des médias. "Le journaliste qui, dans l’esprit de certains, ferait de la propagande pour les élites, est considéré aujourd’hui comme un ennemi : un ennemi du peuple. On dit souvent que la presse est le quatrième pouvoir. Cette expression m’a toujours dérangé car nous sommes prisonniers de cette image d’être un pouvoir, au même titre que l’exécutif, le législatif ou le judiciaire." Le journaliste de la RTBF lui préfère le terme de "contre-pouvoir".
"Casseurs de la démocratie"
Pour lui, une autre raison pour laquelle ses confrères peuvent être assimilés à l’élite réside dans le simple fait que les premiers relaient la parole de la seconde. Un peu trop, peut-être ? "Non, les journalistes sont au service de la pluralité des points de vue, rappelle Alain Gerlache. Si on quitte cette mission-là, on ne fait plus de l’info." Pourtant, selon lui , on observe certaines personnes estimant "que seul leur point de vue compte et que les journalistes qui essaieraient de donner la parole à d’autres sont complices du système et doivent pour cela être combattus aussi" . Ces casseurs de la démocratie, comme les appelle M. Gerlache, "estiment qu’au nom du fait qu’ils sont ‘le peuple’, seul leur point de vue a droit de cité".
À ce stade de notre article, la fenêtre de dialogue entre ces "casseurs" et la presse semble ultramince. Pour comprendre ce qui coince, il faut avant tout resituer le dialogue, qui a majoritairement lieu sur les réseaux sociaux. En effet, une grande partie des citoyens possède aujourd’hui un compte sur l’un ou l’autre réseau social où l’accès à l’information est facile (même si cette info n’est pas toujours exacte…). Or, si le journaliste, dans sa recherche de vérité, "doit travailler sur une forme de rationalité, les réseaux sociaux fonctionnent à l’inverse, sur un modèle fait d’immédiateté, d’effet de masse, d’engagement - qui pousse à des formules qui sont tout sauf l’expression du doute, du respect de l’autre, de la raison" , explique Benoît Grevisse. Une autre raison de l’amenuisement de ce dialogue entre les médias et celles et ceux qu’ils ont déçus aurait pour Alain Gerlache été provoquée par les médias eux-mêmes. "Nous avons pu, par le passé, faire semblant qu’on était irréprochables. C’est ce qu’on paie aussi : cette incapacité que nous avons eue pendant un temps, à vouloir nous draper dans notre dignité et à considérer toute critique comme une attaque à la liberté de la presse… Si on ne reconnaît pas nos erreurs, on alimentera les théories du complot."
C'est vous qui le dites
Le mouvement des "gilets jaunes" a rapidement tendu aux grands médias français un miroir, qui, s’il leur a d’abord fait hausser les épaules, a fini par les faire grimacer. Inévitablement s’est posée une première question : les médias sont-ils trop éloignés des réalités vécues par les catégories populaires, voire moyennes, de la population ? Puis, a émergé la suivante : les journalistes ne sont-ils pas trop proches des élites politiques, économiques et culturelles ? À côté de ce qui est vécu comme un "parisianisme" des médias, est-ce la même chose en Belgique - où les "gilets jaunes" ont également émergé ? D’après les réponses à notre appel à témoignages, vous semblez penser à 85,3 % que "oui".
Quelques-uns de vos témoignages sur lalibre.be
Aline, 50 ans
Il n’y a qu’à lire les articles : le parti pris est très présent et certains politiques sont plus épargnés que d’autres. J’attends d’un journaliste qu’il fasse entièrement son métier avec le sens de l’analyse.
Nicolas, 75 ans
Certains médias, plus particulièrement les télévisions, ne se contentent pas de relater les événements. Ils les amplifient délibérément voire les créent et deviennent acteurs - cela les assimile à des élites. L’importance excessive accordée aux "gilets jaunes" sur certaines chaînes a largement contribué à les rendre populaires en leur permettant de développer des propos démagogiques sans véritables contreparties critiques.
Véronique, 56 ans
Les journalistes donnent systématiquement la position des élites et n’invitent pas aux débats contradictoires. Par exemple, aucune étude sérieuse sur les avantages et désavantages du Brexit. Uniquement un matraquage : le Brexit, c’est mauvais. Comme un juge, le journaliste devrait pouvoir investiguer à charge et à décharge.
Michel-Guy, 73 ans
Le choix des questions posées n’est pas innocent. Il oriente tout débat vers les sujets qui embarrassent les politiciens ou, au contraire, vers ce qui leur ouvre la porte à une autopromotion dissimulée. La preuve, ces journalistes qui se mettent en congé ou démissionnent pour devenir porte-parole de politiciens ou pour se lancer dans la politique à la demande de partis. Anne Delvaux, Frédérique Ries, Alain Gerlache,…
Dominique, 56 ans
Le but n’est plus d’informer mais de participer à la confection du support publicitaire. La multiplication d’informations dénuées d’intérêt qui s’apparentent plus à des brèves de comptoir ou d’arrêt d’autobus, d’autant plus lorsqu’elles concernent des personnes à l’autre bout de la planète. Il s’agit de "fastinfo", de bruit d’information. J’attends d’un bon journaliste une information qui s’insère plus dans un travail de compréhension, d’appréhension du monde dans lequel on vit.
Jean-Marie, 76 ans
La censure ayant officiellement disparu, il s’est produit l’émergence d’une sorte d’autocensure instrumentalisée par les vrais propriétaires des grands médias : accord tacite sur des opinions toutes faites ne représentant en rien le ressenti du lectorat ou des téléspectateurs ; dominance du "politiquement correct"; information sélective, etc. La neutralité doit primer devant les faits. La vérification sérieuse de toute information même si celle-ci est jugée "dérangeante".
Isabelle, 34 ans
Le terme "élites" est aujourd’hui utilisé par tous et en tous sens au point de ne plus rien signifier : tout le monde est devenu l’élite de quelqu’un ou presque… Les journalistes sont considérés comme faisant partie de l’élite pour les milieux populaires tandis que les journalistes considèrent les politiques ou les tops managers des grandes entreprises comme l’élite alors que certains apparenteront les chercheuses et chercheurs ou profs d’unif à une certaine élite, etc.
Philippe, 63 ans
Un rapprochement permet d’avoir un meilleur accès aux informations et ne pose pas de problèmes à condition que le journaliste reste objectif, neutre et maintienne une attitude saine et critique vis-à-vis des informations obtenues. Par contre, il est inadmissible qu’un journaliste se laisser influencer ou dirige son reportage en fonction de sa propre préférence politique.