Faut-il encadrer l'agroalimentaire à la façon du tabac ?
Publié le 29-01-2019 à 10h10 - Mis à jour le 29-01-2019 à 11h44
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Selon un rapport publié dans la revue américaine The Lancet , les multinationales du secteur alimentaire doivent être encadrées de la même manière que celles du tabac. Objectif : préserver l’environnement et le climat et lutter contre l’obésité et la malnutrition. Vraie solution ou vœu pieux ?
Oui pour Sébastien Snoeck, chargé de campagne "Forêts et Agriculture" chez Greenpeace Belgique

Il faut instaurer des règles plus claires et plus strictes pour le secteur agroalimentaire. Ce dernier, en plus d’être un grand pollueur, est trop puissant. On pourrait taxer les produits nocifs pour la santé et l’environnement mais aussi proposer des subsides pour l’agriculture bio.
Faudrait-il encadrer les multinationales du secteur agroalimentaire au même titre que ce qui se fait déjà pour l’industrie du tabac ?
Oui. Il faut instaurer des règles plus claires et plus strictes en ce qui concerne l’alimentation. Tout d’abord parce que le secteur de l’agroalimentaire s’est fortement concentré au niveau mondial ces dernières décennies. Tant au niveau des entreprises qui agissent en amont comme les producteurs de produits phytopharmaceutiques tels que Bayer, qu’en matière de distribution avec de grands groupes alimentaires tels qu’Unilever, PepsiCo ou Mars. Conséquence ? Ce sont eux qui décident de ce que les consommateurs vont mettre dans leur assiette. Aujourd’hui, des groupes ont des revenus qui dépassent le PIB de certains pays. Une réglementation plus stricte devrait réguler ce rapport de pouvoirs. C’est le rôle de l’État de l’instaurer.
La deuxième raison pour laquelle il faudrait encadrer ces multinationales est que la production de nourriture a de très grands impacts sur l’environnement. Quasiment 30 % des émissions de gaz à effet de serre sont produites par l’agriculture et le système alimentaire et presque 80 % des terres agricoles sont utilisées pour produire de la viande. Encore une fois, c’est une responsabilité des pouvoirs publics de revoir la réglementation sur la production alimentaire et son marketing.
Comme pour le tabac, iriez-vous jusqu’à interdire les publicités qui mettent en avant les aliments nocifs pour la santé ou la planète ?
Oui. L’année dernière, Greenpeace avait déjà dénoncé le cas de publicités pour de la viande transformée qui étaient destinées aux enfants. Ces actions de marketing visent quasi toujours à promouvoir des aliments qui ne sont pas bons pour la santé, pas biologiques et produits par de grands groupes de l’industrie agroalimentaire. Il existe déjà des codes de conduite qui interdisent les publicités télévisées pour certains produits alimentaires mais ces chartes sont volontaires. De plus, le packaging n’est pas concerné par ces mesures non contraignantes.
On constate une frilosité des pouvoirs publics à réglementer ces questions. Leurs arguments sont toujours la concurrence européenne, internationale et la compétitivité de l’entreprise.
Quelles mesures devrait-on mettre en place ?
Taxer les produits nocifs pour l’environnement ou la santé est l’une des voies possibles. Il y a déjà des débats en cours pour savoir s’il faut taxer la viande rouge et la junk food , catégorisées comme cancérigènes. Mais, au lieu de tendre le bâton avec des taxes, on pourrait aussi réclamer des subsides pour l’agriculture biologique.
Il faudrait également que les consommateurs disposent de recommandations nutritionnelles plus lisibles et strictes. Ces dernières devraient être obligatoires pour un certain nombre d’entreprises agroalimentaires.
Enfin, nous devrions mettre en place une véritable politique belge et européenne de l’alimentation. Actuellement, la politique agricole est dominée par les lobbies agricoles et la politique alimentaire par les lobbies alimentaires… L’alimentation, la santé et l’environnement sont liés mais ils sont pourtant gérés par des acteurs politiques différents. Cela mène à un discours schizophrène qui se veut à la fois très rassurant sur la volonté de protéger la santé des enfants, de lutter contre l’obésité mais qui plaide à la fois pour une économie dérégulée en ce qui concerne les pratiques commerciales. Cela doit cesser.
Entretien : Louise Vanderkelen
Qu'en disent les médecins ?
Pour le docteur Thierry Van der Schueren , secrétaire générale de la Société scientifique de médecine générale (SSMG) , les multinationales ne sont pas les seules responsables de la malbouffe. " Il y a aussi les food trucks qui fournissent des hamburgers plein de graisses et sans légumes par exemple ." Pour ce médecin, les gouvernements doivent avant tout éduquer la population et contrôler la publicité alimentaire. " La publicité pour le Nutella est bien conçue en ce sens qu’une mère qui sert ce produit à son enfant a l’impression de lui faire du bien. Pourtant, il s’agit d’un désastre alimentaire. Ne plus autoriser les publicités mensongères serait une bonne chose. Ajouter un nutriscore ou une information qui indiquerait clairement (!) qu’il ne s’agit pas d’un aliment favorable qui ne doit pas être consommé régulièrement serait le bienvenu. " Quant au fait de taxer la malbouffe , le spécialiste nuance. " Cette mesure augmentera encore les inégalités sociales de santé car elle aura un impact négatif auprès des moins nantis et éduqués. N’étant pas bien informés, ils continueront à consommer ces produits et réduiront leur pouvoir d’achat. "
Non pour Nicholas Courant, porte-parole de la Fédération de l’industrie alimentaire belge (Fevia)

Augmenter les accises et les taxes sur certains types de produits ne règlera rien si le consommateur ne suit pas. Le changement des habitudes alimentaires est possible, mais il ne pourra être que progressif, avec tous les acteurs réunis autour de la table.
Un rapport publié dans la revue "The Lancet" propose de soumettre l’industrie alimentaire aux mêmes règles que l’industrie du tabac. Qu’en pensez-vous ?
Depuis longtemps, nous demandons une politique de santé très large, avec toutes les parties prenantes autour de la table. Ce que nous ne voulons pas, c’est une politique qui va vite mettre en place une augmentation des accises ou une taxe, car cela ne résout rien. Si demain on impose des taxes spécifiques, on va juste déplacer le problème. Les gens vont par exemple aller acheter leurs produits ailleurs, là où il n’y a pas de taxes. Si on ne convainc pas le consommateur de manger plus équilibré, ça ne sert à rien. Ce rapport dénonce l’industrie agro-alimentaire unilatéralement, et ce n’est pas ça qui va résoudre les choses.
Mais vous reconnaissez que l’industrie est pour partie responsable de problèmes d’obésité ou d’environnement ?
Pour nous, il ne fait aucun doute que la santé, le climat ou l’énergie sont des défis réels sur lesquels nous devons travailler et pour lesquels nous avons une responsabilité. C’est très clair. Mais on n’est pas d’accord avec la manière dont ce rapport présente les choses. Nous sommes aussi une partie de la solution, on l’a prouvé les années passées et encore aujourd’hui en prenant des initiatives, que ce soit les gouvernements et des acteurs de la chaîne alimentaire.
Lesquelles ?
Très concrètement, comme la convention alimentation équilibrée, signée avec la ministre de la Santé, Maggie De Block [Open VLD], avec des résultats intermédiaires que nous avons communiqués l’an passé. Il s’agit d’aller vers une alimentation plus équilibrée en investissant dans l’innovation, pour proposer des produits avec moins de sucres et de graisses et plus de vitamines, de fibres. Mais aussi en offrant des portions plus petites. Deuxième exemple, le "Belgian Pledge", un code visant à restreindre le marketing à destination des enfants, que ce soit dans les écoles, à la télévision, mais aussi sur les réseaux sociaux. 80 % des entreprises ont signé ce contrat et on voit quand on les contrôle qu’elles respectent leur engagement.
Toujours dans "The Lancet", un rapport précédent préconise des changements radicaux, tels qu’une consommation de viande divisée par deux quand celle de fruits et légumes doublerait. L’industrie alimentaire est-elle prête à de tels changements ?
Il faut y aller progressivement, et ensemble. Ce sont les deux mots clés. Progressivement, car le consommateur doit suivre. Et ensemble, parce que si ça ne se fait pas avec l’industrie alimentaire, ça n’aura pas d’impact. Nous sommes dans un contexte où il y a de plus en plus de gens dans le monde, et on doit trouver des solutions pour les nourrir avec une offre équilibrée.
Les lobbies dans l'industrie agroalimentaire, en particulier celui du sucre, sont souvent perçus comme particulièrement actifs...
Le lobbying est parfois présenté comme le diable... pour nous, il s’agit tout d’abord d’engager un dialogue avec les politiciens. Mais cela ne veut pas dire que l’industrie va écrire les lois. En fin de compte, c’est bien le législateur qui s’en charge... Bien sûr, un secteur comme le sucre va par exemple argumenter pour défendre ses produits, mais c’est tout à fait la même chose pour d’autres secteurs qui ne vont pas utiliser de sucre. Soyons clair : tout commence avec l’éducation et la façon de consommer ses produits. Mais dire que les lobbies ont un impact aussi important, c’est de la mythologie.
Entretien : Clément Boileau
L'approche "health in all policies", l'argument imparable de Fevia
Communication. "Nous souhaitons promouvoir la santé, à condition que tout le monde en fasse de même." C’est en substance l’approche health in all policies (traduire : "la santé dans toutes les politiques"), que prône la fédération quand il lui est reproché de ne pas suffisamment se préoccuper de la santé des consommateurs.
Réaction. Ainsi, Fevia a-t-elle très vite réagi au rapport paru dans The Lancet , vantant le health in all policies , censé répondre "aux défis complexes tels que l’obésité à l’aide d’un plan global en matière d’alimentation et de santé".
Mantra. Un argument dont la fédération s’était déjà servi pour répondre à une étude du projet I.Family en 2017, qui invitait les autorités à aller plus loin que la simple politique de prévention... et répété quelques mois plus tard lorsque le Gezinsbond (représentant les familles en Flandre) avait appelé à instaurer une taxe obésité... Ct.B.