Peut-on se passer des politiques pour écrire les lois ?
Publié le 05-02-2019 à 10h14 - Mis à jour le 05-02-2019 à 11h47
:focal(2357x1186:2367x1176)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/EYGKJJ24SRCUJB7WEJMKYLJMTE.jpg)
Un groupe de professeurs universitaires a présenté vendredi une proposition de loi “clé sur porte” sur le climat, résultat de plusieurs mois de travail. Mais peut-on vraiment se passer des politiques pour écrire les lois ?
Oui pour Delphine Misonne, coauteure de la proposition de loi et professeure de droit, gouvernance et développement durable à l’Université Saint-Louis

Notre équipe d’universitaires a travaillé gracieusement et sans mandat pour écrire cette loi spéciale. Un des avantages de cette procédure "clé sur porte" est qu’elle permet de voter rapidement la loi et de respecter ainsi nos engagements climatiques à l’international.
Vendredi après-midi, votre équipe composée de professeurs universitaires a présenté une proposition de loi spéciale "climat" clé sur porte. Quels sont les avantages de cette méthode ?
Le fait qu’on ait proposé la loi en tant qu’universitaires est assez original car nous l’avons fait gracieusement et sans mandat. Au final, les universitaires sont souvent amenés à écrire des législations mais cela se fait la plupart du temps à la demande de tel et tel ministre ou administration. Ce n’est pas le cas ici.
L’an dernier nous avions organisé un séminaire. Nous avions donc déjà réfléchi aux limites de la gouvernance climatique en Belgique et identifié les faiblesses du système actuel. Nous étions prêts à rédiger cette loi. Notre tache a été de créer un réseau de juristes intéressés par cette question climatique. En Belgique, il n’en existait pas encore. Notre force a été d’être capables de nous mobiliser rapidement avec un ensemble de compétences complémentaires tout à fait utiles à l’objet considéré : notre équipe regroupe des spécialistes du droit de l’environnement, du droit public et du droit constitutionnel.
Une autre originalité de cette loi spéciale est que notre équipe d’universitaires s’est mobilisée des deux côtés de la frontière linguistique. Il s’agit d’un travail de l’Université Saint-Louis (Mathias El Berhoumi, Dries Van Eeckhoutte et moi-même), de l’UGent (Luc Lavrysen, Carole Billiet, Hendrik Schoukens), de l’UCL (Charles-Hubert Born) et de l’UHasselt (Jan Theunis).
Enfin, une dernière particularité du projet est que nous avions pour volonté de mettre la loi en accès libre. C’est une manière de contribuer au débat sociétal. C’est comme un ballon lancé et qui serait récupéré par l’un ou l’autre. Peu importe pour nous, l’important était de lancer cette initiative car nous estimions qu’il était tout à fait possible d’écrire quelque chose d’assez pertinent pour répondre aux demandes que l’on entend lors des manifestations pour le climat.
Justement, êtes-vous allés à la rencontre des citoyens ?
Non, nous sommes plutôt restés attentifs à ce qui se dit lors de ces rassemblements pour la planète. Ces manifestations sont importantes car elles démontrent qu’il y a une réelle demande de la société. Le contexte n’est pas anodin. Notre loi spéciale suppose en effet un soutien particulièrement fort de la part du Parlement. Il faut une majorité des deux tiers qui n’est possible que s’il y a une réelle demande sociétale. Une loi de cette nature ne peut donc être proposée que si l’on sent que c’est possible maintenant.
Quelle est la particularité de votre loi spéciale?
Lors de ces mobilisations, on entend souvent qu’il faut "refédéraliser le climat". Mais nous n’allons pas dans ce sens car nous estimons que l’enjeu climatique touche à tous les aspects de notre économie.
Notre loi ne prévoit donc pas une nouvelle répartition des compétences. C’est une proposition à fédéralisme constant. Nous souhaitons conserver la manière dont les matières sont actuellement réparties afin de faciliter l’action en commun. C’est une loi de coordination, c’est-à-dire que notre objectif est d’améliorer la cohérence de l’action belge à l’égard de l’effort qui doit être réalisé pour lutter contre le changement climatique et s’adapter à celui-ci. Il ne faut pas perdre de temps. Nous devons nous organiser urgemment pour répondre à nos objectifs internationaux et européens. On n’a pas le temps de passer par une réforme de l’État pour réajuster les termes de notre gouvernance belge en matière de climat.
Entretien : Louise Vanderkelen
Réactions
Écolo et Groen ont signé une proposition de loi à la Chambre reprenant la loi spéciale "climat" clé sur porte proposée par les universitaires, a annoncé dimanche Jean-Marc Nollet, coprésident d’Écolo, sur le plateau de l’émission C’est pas tous les jours dimanche (RTL-TVI). " C’est désormais aux partis traditionnels de se positionner […] Nous pouvons avoir une majorité des deux tiers, les jeunes demandent des engagements, votons ce texte déposé par les scientifiques ", a-t-il exhorté en insistant sur le fait que cette loi devait être votée avant les élections de mai.
Sur Twitter , la cheffe de groupe du CDH à la Chambre, Catherine Fonck, a estimé qu’une loi "climat" pouvait voir le jour avant la fin de la législature "avec de la volonté, le sens de l’intérêt général et de l’efficacité" . "Je propose que les chefs de groupe de la Chambre se réunissent cette semaine pour avancer sur base du travail des académiques" , a-t-elle ajouté. Ahmed Laaouej (PS) a quant à lui appelé à valoriser "ce travail universitaire sur le climat sans récupération politicienne" . Le député Olivier Maingain (Défi) a précisé sur Twitter que son parti était prêt à discuter et à voter la loi spéciale. "Allons de l’avant ! Plus de tergiversations" , a-t-il lancé. (D’après Belga)
Non pour Aymeric de Lamotte, conseiller communal (MR) à Woluwe-Saint-Pierre

Une loi qui se fait sans les citoyens et sans les politiques est une loi qui se fait sans démocratie. C’est l’exemple même d’une technocratisation du pouvoir. L’expert est là pour éclairer le législateur, non pour être le législateur.
Peut-on aujourd’hui se passer complètement du politique pour écrire une loi ?
Je pense qu’il est positif qu’un politique consulte des experts, pour l’éclairer sur les aspects techniques. Mais il me semble dangereux de transférer le pouvoir démocratique dans les mains d’individus qui n’ont pas de légitimité démocratique. S’ils veulent avoir un rôle de législateur, que ces experts se présentent devant l’électeur. Ou qu’ils conseillent un ministre pour pouvoir écrire des projets de loi. Le législateur reste celui qui a le mandat, car c’est lui qui a temporairement le pouvoir qui lui a été dévolu par le peuple.
L’argument qui plaide pour une législation d’experts, n’est-ce pas la rapidité d’exécution en cas d’urgence, qu’elle soit d’ordre climatique, économique ou sécuritaire ?
En cas d’urgence, ce sont les politiques qui peuvent agir ! Je comprends qu’on veuille aller rapidement, mais ce n’est pas qu’une question de technique : il faut aussi une vision du monde. Et c’est un leurre de penser que les experts sortent du champ politique. Personne n’est apolitique, même les experts.
Cette loi clé sur porte a été plébiscitée par de nombreux partis. Cela veut-il dire qu’il faut s’attendre à ce que cela se répète à l’avenir ?
Pour moi, ce serait une catastrophe de transférer le pouvoir démocratique à des experts. La démocratie est un pacte entre des gens qui votent, des individus qui sont présentés devant d’autres. L’article 33 de la Constitution dit toujours que le peuple est souverain.
Cette sur-expertise dans le champ politique est-elle une menace pour la souveraineté du peuple ?
C’est par exemple ce qu’on reproche à l’Europe, cet aspect technocratique. Les commissaires sont parfois des gens qui ne sont même pas des politiques, et ils ont le pouvoir d’influencer la vie de 450 millions de personnes. Deuxième point : on parle souvent en ce moment d’une sorte de populisme des peuples. Mais pourquoi cela arrive ? Précisément parce qu’il y a un ressentiment des élites contre le peuple. J’entends souvent dire : "ils ont mal voté.", "le peuple est bête", etc. Souvenez-vous d’Hillary Clinton traitant les électeurs de Trump de "ramassis de gens pitoyables". De plus, on constate ces dernières décennies que le vote des gens n’a pas toujours été respecté : il est clair que certains gouvernements se sont assis sur certains référendums. Donc il y a un fossé qui s’accentue, une tension. Confier les lois aux experts, c’est un moyen d’éloigner la démocratie des gens, de faire la démocratie sans eux. Or cela est source de divisions. Alors que le but de la politique, c’est de réunir tout le monde, pour établir ce qui est bon pour toute une société. Au-delà des intérêts privés.
Comment retrouver la confiance des électeurs dans ce cas ?
Dans l’absolu, je suis favorable à l’instauration de consultations populaires sur des sujets clés et importants pour une région ou une communauté. Il faut se réapproprier la démocratie participative, ne pas se délester de sa responsabilité.
Entretien : Clément Boileau
Des juristes impartiaux ?
Accointances. Ce n’est un secret pour personne, les juristes qui ont élaboré cette loi spéciale sur le climat sont concernés, de près ou de loin, par la question environnementale - ne fût-ce que par leurs compétences juridiques en matière de droit de… l’environnement. Mais à quel point les accointances sont-elles fortes entre ces juristes et les partis Écolo et Groen, lesquels ont rapidement signé une proposition de loi à la Chambre reprenant leur loi spéciale "climat" ?
Militantisme et… politique. Si la plupart des auteurs ne sont pas clairement affiliés à un parti politique, on notera que deux au moins l’ont été : Hendrik Schoukens a été tête de liste dans la commune de Lennik pour Groen, tandis que Mathias El Berhoumi fut bien candidat sur une liste Écolo à Ixelles en 2012 . Il eut également un rôle de conseiller politique pour Jean-Marc Nollet, à l’époque vice-président du gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Ce même Jean-Marc Nollet demandant aux partis de voter "ce texte déposé par les scientifiques" … et alliés politiques.