Faut-il tout casser pour évacuer sa colère ?
Publié le 13-02-2019 à 09h49 - Mis à jour le 13-02-2019 à 09h59
La première "anger room" de Belgique fait parler d’elle. Le concept ? Payer pour démolir tout ce qui se trouve dans une pièce, sur une musique de votre choix. Casser à coups de battes de base-ball, de masse ou de pied-de-biche permet-il vraiment de se sentir mieux ?
Oui pour Michaël Bernaert, créateur de la rage room "Wreck It" à Bruges

Nous proposons à nos clients une salle où ils peuvent détruire tout ce qui s’y trouve. Cela leur permet de se défouler en toute sécurité. Cela ne soigne pas le stress en profondeur, mais cela reste une activité très plaisante qui peut avoir des effets relaxants.
Pouvez-vous expliquer le concept qui se trouve derrière votre "rage room" ?
Nous proposons à nos clients une salle où ils peuvent détruire tout ce qui s’y trouve. Cela leur permet de se lâcher dans un environnement marrant et sécurisé. Nous proposons plusieurs types d’objets à détruire. On a trois packs différents : un pack où on peut casser des vases, des verres, des bouteilles, des assiettes et un meuble, un pack où on propose uniquement de détruire du matériel électronique et enfin le pack "Apocalypse" qui regroupe l’ensemble de ces objets. Le but est de créer un intérieur comme celui de notre maison ; une table, des chaises, un bureau, une cuisine, etc. On crée toute une ambiance.
Tout détruire permet-il vraiment de se sentir mieux ?
Je dirais que ce n’est pas un moyen à long terme pour soigner le stress. Ce n’est pas une thérapie mais c’est une activité qui est très plaisante. Certaines personnes vont effectivement se sentir relaxées après la session. C’est comme si on se défoulait après une bonne séance de sport ou qu’on rentrait relaxé de vacances. C’est un sentiment agréable, comme si on avait fait quelque chose de fantastique.
Comment avez-vous eu l’idée de lancer le concept en Belgique ?
Il y a un an maintenant, j’ai entendu parler d’une rage room à Toronto et j’ai trouvé ce concept génial : détruire dans un environnement sécurisé juste pour s’amuser. C’est un concept qui est assez unique. Notre société nous dit qu’il faut toujours construire et avancer mais ici, nous proposons l’inverse : détruire. Je pense que c’est un moyen d’exprimer ses émotions, c’est un exutoire. J’ai donc ouvert la rage room à Bruges, fin de l’année dernière. C’est la première en Belgique. Elle connaît un certain succès puisqu’aujourd’hui, les réservations sont toutes prises pour plusieurs semaines.
Quels retours avez-vous de vos clients ? Se sentent-ils satisfaits après être passés par la "rage room" ?
La plupart de nos clients sont assez jeunes et ont entre 18 et 35 ans. Mais nous rencontrons tous les profils. J’ai de très bons retours de leur part et je lis souvent des commentaires de personnes qui rêveraient de tester le concept. Après, il y aura toujours des personnes qui seront opposées à cette idée, il est vrai un peu spéciale. Cela n’amuse pas tout le monde de casser des objets mais rien ne les pousse à franchir les portes de la r age room .
D’où proviennent les objets à détruire ? Sont-ils encore en état de marche lorsqu’ils sont disposés dans la pièce, prêts à être broyés ?
Je vais moi-même récolter des objets qui étaient destinés au parc à conteneurs, à la déchetterie. Ces meubles, ces assiettes, ces verres, ces ordinateurs ont donc une dernière vie avant d’être définitivement jetés. Ne pas acheter de nouveaux objets, c’est notre manière de respecter le climat et l’environnement. Par contre, nous ne permettons pas aux clients d’apporter un objet en particulier. Les clients ne peuvent pas apporter leurs propres objets à détruire.
Entretien : Louise Vanderkelen
Des "fury rooms" à Paris, à Bordeaux et à Chicago
Ces salles où se défouler connaissent un franc succès à l’étranger. David Lafranque l’a bien compris et a été le premier à lancer le concept en France en développant sa marque "Furyroom" dès 2017. " C’est un défouloir, un exutoire où on peut casser des objets en toute sécurité. En plus, c’est une activité sportive assez cardio. À la fin, on ressent l’adrénaline, le soulagement d’avoir cassé ", explique le patron. " Aujourd’hui, nous sommes à Paris mais aussi à Bordeaux et à Chicago . Je suis conscient que le concept provoque des réactions extrêmes : certains sont complètement opposés au principe, d’autres ressortent avec le sourire. Nous accueillons autant des ados et leurs parents, que des enterrements de vie de jeunes filles, ou des personnes qui viennent après une rupture ."
D’où viennent ces objets à détruire ? "On récupère du matériel informatique qu’il n’y a plus moyen de réparer, qui partirait à la déchetterie habituellement. Les verres aussi ne sont pas vendables en brocante…"
Non pour Anne Habets, consultante, spécialiste du stress

Passer sa colère sur des objets est une solution court-termiste. Elle ne va pas répondre aux besoins de certains types de personnalités. Il y a d’autres formes de ressourcement, plus durables, qui vont permettre de se connecter à d’autres parts de soi.
Passer ses nerfs sur des objets inertes dans une "anger room", c’est sain psychologiquement ?
Je ne dis pas que les anger rooms ne sont pas saines, si cela peut aider certaines personnes à sortir la colère, la libérer. Mais cela ne permet pas de la comprendre, de se connecter à elle, de l’utiliser intelligemment. Comme pour toutes les personnes qui ont du stress très intériorisé qui n’est pas nécessairement lié à la colère. C’est une solution qui est beaucoup trop court-termiste et qui ne va pas répondre aux besoins de certains types de personnalités.
Cela est-il lié au fait que nous ne "stressons" pas tous de la même manière ?
Par exemple, avec les personnes actives ou hyperactives, le problème c’est de continuer à être dans l’hyperactivité. Et c’est dommage ; le corps ne peut pas être tout le temps dans cet état et donc il faut essayer de rééquilibrer aussi avec des activités plus douces : un yoga, un massage, aller aux thermes, cela peut rééquilibrer une autre part de soi dont on n’est pas tout à fait conscient à la base.
Pourquoi est-il important de s’accorder des moments "à soi" relativement calmes ?
Le stress est un processus physiologique naturel. À ce moment-là on passe sur le cerveau reptilien, comme celui d’un crocodile. On est dans un schéma terriblement simpliste qui est d’assurer sa survie, s’alimenter, etc. L’enjeu n’est pas tant d’avoir du stress que de le rééquilibrer avec une détente de qualité. Aujourd’hui les gens sont en permanence sur l’adrénaline, avec le problème de l’hyperconnectivité, et ils en oublient que physiologiquement parlant, le corps a besoin de s’équilibrer par de la détente.
Qu’est-ce que vous conseillez ?
Ces formes de détente, je les conseille sous trois formes de bulles : savoir que d’un point de vue neurologique, le cerveau a besoin de quelques minutes de repos toutes les heures et demie. Deux : se prévoir dix à quinze minutes par jour pour vraiment avoir un moment sans objectif de performance centré sur le bien-être, comme de la méditation, qui permet vraiment d’apprendre à être dans l’instant présent, et ne pas se laisser envahir par ses pensées, surtout quand on est très mental. Et puis le troisième type de détente va être un moment plus long, qui doit se faire au minimum une fois par semaine, et au minimum une ou deux heures pour réellement décompresser. Par exemple avec des activités comme du chant, de la danse, de l’art-thérapie : il y a toute une série de formes de ressourcement qui vont permettre de se connecter à d’autres parts de soi.
L’important, plus que d’extérioriser, serait donc de se reconnecter à soi ?
Le problème c’est qu’en matière de ressourcement, on pense uniquement "sport", alors qu’il y a plein de formes de détente et de ressourcement. C’est important de prendre conscience que si on est quelqu’un qui est très positif, dans le mental, il sera judicieux d’accéder à d’autres dimensions de sa personne. Si on faisait de la méditation régulièrement, si on observait des moments de temps de ressourcement, on serait conscient que le corps est fatigué, qu’il a besoin de dormir, etc. Ce n’est pas forcément une partie de plaisir, mais un "travail thérapeutique" car on va aller gratter parfois à des endroits inconfortables.
Entretien : Clément Boileau
Des effet néfastes ?
Phénomène. C’est en parcourant un article du New York Times contant le pélerinage d’électeurs new-yorkais mécontents vers une anger room de Toronto que l’Américain Bernard Golden, clinicien spécialiste de la colère, a pris conscience de l’ampleur du phénomène des "salles de rage" aux États-Unis… et de leurs éventuels effets néfastes pour les utilisateurs. "Les recherches récentes en neuroscience montrent que la répétition de pensées, de sentiments ou de comportements rendent le cerveau plus susceptible d’engager ces mêmes pensées, sentiments et comportements à l’avenir" , a-t-il ainsi prévenu dans la revue Psychology Today . "Ainsi, si utiliser une salle de la colère peut entraîner une diminution temporaire de la tension physique associée à la colère et à d’autres sentiments, cela peut augmenter la possibilité de passage à l’acte" , ajoute Golden. Une pulsion qui nous priverait au passage de "la possibilité d’améliorer notre auto-réflexion et de comprendre la complexité de notre colère " . Le remède, selon le clinicien : des activités plus méditatives aux effets moins immédiats, telles que le yoga, la relaxation, ou le développement de sa communication.