Peut-on tomber amoureux d'une intelligence artificielle?
Publié le 14-02-2019 à 09h34 - Mis à jour le 14-02-2019 à 10h48
Une relation avec une intelligence artificielle (IA) peut-elle combler un être humain au niveau affectif ? Le film Her ou le livre Le jour où mon robot m’aimera de Serge Tisseron nous préparent à ce type de relation. L’empathie artificielle ne laisse pas indifférent.
Oui pour Guy Cheron, neurophysiologiste (ULB)
Grâce à la possibilité de mesurer en temps réel l’activité du cerveau, on peut transférer des informations émotionnelles vers des robots. Sans toutefois remplacer l’humain, cela pourrait constituer des palliatifs au manque d’investissement de l’homme pour l’homme.

Verra-t-on un jour fleurir des agences matrimoniales proposant des histoires d’amour avec des intelligences artificielles ?
Oui, certainement. Ne serait-ce que grâce aux hologrammes, qui parleront, etc. Mais ils resteront des artefacts : plus ils ressembleront à l’homme, moins ils le seront…
Comment une machine pourrait-elle savoir ce qui est bon dans une relation avec un humain ?
Si l’on a accès à des informations du cerveau, comme le centre de contrôle des émotions, on peut les enregistrer, mesurer, voir ce qui se passe dans l’activité électrique lorsque vous êtes soumis à une récompense, une punition, lorsque vous êtes heureux, lorsque vous tombez amoureux, etc., on peut établir des relations avec un artefact (robot, machine), qui serait là pour répondre en quelque sorte à vos humeurs, et vous aider, parfois, à passer le cap d’une mauvaise situation. En cas de déprime, on pourrait avoir une relation avec une espèce de robot, un double quelque part.
Ces relations émotionnelles avec une machine seraient donc des relations de substitution ?
Avec le développement de l’intelligence artificielle, et les possibilités de mesurer en temps réel l’activité du cerveau, on peut transférer des informations vers des robots. Les Japonais ont par exemple commencé il y a une vingtaine d’années avec les Tamagochis. Ils ont été les premiers à investir dans les émotions, et aussi dans les ordinateurs de l’émotion. Ce qui consiste à essayer de faire acquérir à des machines des réactions, qui d’une façon algorithmique va apprendre des comportements. La dernière étape aujourd’hui consiste à prendre les vrais signaux d’un vrai cerveau humain et les transmettre à la machine pour traiter cette information sur la base d’algorithmes afin d’établir une communication homme-machine. C’est un peu le challenge ; pour le moment, on est au tout début. Mais la vitesse avec laquelle les Gafas se lancent dans la compétition est effrayante.
C’est assez dérangeant, non ?
Il y a un côté dérangeant. Comme toujours : on peut toujours être effrayé de ce qui se passe dans l’intelligence articielle car cela touche au plus profond de l’individu. C’est inhérent à toute nouvelle technologie. D’un autre côté, ça peut être la meilleure des choses comme la pire des choses. Si vous avez un robot qui apporte un réconfort à la personne, pourquoi pas ? Cela ne remplace pas un assistant social, un thérapeute, ou un médecin, mais avec la réduction des moyens qu’on connaît aujourd’hui… donc que va faire la technologie ? Trouver des systèmes, des palliatifs au manque d’investissement de l’homme pour l’homme. Et donc il va y avoir des machines qui vont prendre une petite part de cette rééducation émotionnelle, de cet apport positif vers une situation meilleure.
Jusqu’à voir les échanges avec des intelligences artificielles remplacer les échanges d’humain à humain ?
Aucune technologie, y compris l’intelligence artificielle ne va remplacer le lien humain-humain. Ce seront des artefacts, des outils. S’ils sont organisés avec une intention sociale adéquate, ce seront des aides. Mais ça ne remplacera jamais l’humain. On est tout à fait loin de créer des cerveaux biologiques, en particulier parce que les robots n’ont pas de corps biologiques. Ni sang, ni systèmes nerveux, seulement des algorithmes.
Entretien : Clément Boileau
Un "double" affectif, ça marche ?
Replika, c’est le nom d’une application conçue pour devenir votre amie la plus proche. Comment ? En dialoguant avec vous afin d’emmagasiner suffisamment d’informations pour vous… ressembler.
L’origine. Replika est née d’un drame : en 2015, le décès d’un jeune homme à Moscou pousse sa meilleure amie à créer une intelligence artificielle à son image. C’est l’entreprise Luka qui relèvera le gant, compilant des milliers de tweets et de messages, ainsi que les traits de caractère du jeune homme décédé. Un an plus tard, la jeune femme entamera un dialogue avec ce double numérique de son ami.
Malaise. Depuis, Replika est devenue une application grand public, en copiant au fil des dialogues la personnalité de son interlocuteur. Avec quels effets ? Si Replika s’avère être plutôt bienveillante, certains utilisateurs notent que ce côté valorisant peut avoir quelque chose d’addictif… quand ils ne se sont pas sentis oppressés par ce très curieux nouvel ami.
Non pour José Gerard, direction de l’ASBL Couples et familles
La relation amoureuse, c’est rencontrer l’autre, et savoir être déçu. Le fantasme de la relation humain-IA relève de la fuite. Aujourd’hui, on forge de grandes exigences vis-à-vis de la relation amoureuse. Mais, comme pour le Père Noël, il faut à un moment se confronter à la réalité.

Entretenir une relation amoureuse avec une intelligence artificielle (IA), ça vous évoque quoi ?
Une "relation" avec une IA, comme vous dites, est une bonne manière d’éviter, voire de fuir, les complications qu’apportent les relations humaines. Et, sans doute aussi, une façon de se priver de ce que cette confrontation à l’autre, à l’altérité et à la différence, peut avoir de stimulant et d’enrichissant. L’autre est différent, il n’est pas uniquement une réponse à nos besoins ou à nos désirs.
Avoir envie d’une relation amoureuse, ce n’est pas justement répondre à un désir ou à un besoin d’affection ?
À la base, oui. Le désir porte deux êtres l’un vers l’autre. Mais s’engager dans une relation amoureuse, c’est y greffer un projet. On passe à une autre dimension que celle du "j’ai faim donc je mange". Alors, oui, une part de la réalité humaine est biologique, mais une part seulement. Une relation est une construction commune de quelque chose qui mène chacun des partenaires un peu plus loin que le chemin qu’il aurait pu faire tout seul. Ou avec un robot.
Le fantasme d’une relation avec un robot conversationnel ou une autre forme d’IA relève-t-il du dysfonctionnel ?
Cela part d’une difficulté à entretenir des relations avec une personne concrète ou peut-être aussi d’une fuite. J’imagine mal une IA réellement donner de l’affection. Même si le mimétisme peut aller loin, cela restera toujours quelque chose d’automatisé.
D’où vient cette difficulté, de nos jours, à entretenir une relation ?
Il y a de multiples raisons qui tiennent à l’histoire et à l’évolution. Au Japon, où ce genre de relations virtuelles a beaucoup de succès par exemple, je pense que la pression sociale, la place du travail, le fait de courir tout le temps, y sont favorables. L’évolution aussi d’une plus grande parité entre les hommes et les femmes fait qu’on entretient des relations plus égalitaires… mais que c’est aussi plus compliqué à gérer. Aussi, on ne se contente plus d’une relation formelle où on se mariait et où on "restait ensemble pour les enfants". Non, il y a aujourd’hui une plus grande exigence de qualité de la relation et de qualité de la communication. Une série de facteurs qui font qu’aujourd’hui c’est moins évident de nouer des rapports et de se satisfaire d’un simple "pacte de non-agression". Les exigences étant plus fortes, il y en a qui ont plus de mal que par le passé.
Entretenir une relation avec une IA ne serait pourtant pas une solution d’avenir, selon vous ?
La pratique va peut-être s’installer, je n’ai pas de boule de cristal… Spontanément, j’ai plutôt l’impression que cela relève du registre de la consommation masturbatoire. Par ailleurs, c’est rarement en évitant la difficulté d’une relation entre humains consentants qu’on se prépare à mieux affronter l’avenir. Dans les relations, c’est en se cassant la figure que l’on progresse dans la capacité que l’on peut avoir à nouer des relations satisfaisantes, nourrissantes, exigeantes aussi, avec des partenaires, plutôt qu’en se disant que c’est trop compliqué et qu’on va se mettre à l’écart. L’autre n’a jamais une réponse parfaite aux attentes que l’on a. Je n’ai pas l’impression que de s’occuper avec une IA prépare pour l’avenir.
L’attente d’un amour parfait est pourtant une réalité chez beaucoup d’entre nous.
Il y a une vision romantique de l’amour assez récente qui est adolescente et irréaliste. Mais elle est n’est pas une mauvaise chose. Avoir une vision romantique lorsque l’on démarre sa vie affective et avoir de grandes espérances, c’est comme de croire au Père Noël au début de sa vie : vers six-sept ans, on se rend compte qu’il n’existe pas… mais on trouve quand même encore chouette de recevoir les cadeaux ! La dimension humaine se situe au-delà de cet espoir naïf, là où l’on se confronte à la réalité de l’autre. Mais approfondir sa connaissance de soi-même et des autres, ce n’est pas forcément toujours de la déception. Les autres ont aussi des richesses à offrir. Se confronter à la différence de l’autre, c’est pénétrer dans un monde de plus grande richesse.Entretien : Anne Lebessi
"Halte aux fantasmes !"
Dans une interview accordée à Madame Figaro , la spécialiste Laurence Devillers, professeure à la Sorbonne et chercheuse CNRS en informatique et en éthique, met en garde : "Halte aux fantasmes ! L’IA n’est pas si intelligente que ça. Elle parle beaucoup mais ne dit pas encore grand-chose. Construire des robots ne suffit pas. Il faut se donner les moyens d’utiliser ces machines pour nous aider à mieux vivre. Le grand défi du XXIe siècle est de construire des compagnons-machines qui respectent nos valeurs."