"Grâce à Dieu" bafoue-t-il la présomption d'innocence ?
Publié le 20-02-2019 à 09h34 - Mis à jour le 20-02-2019 à 14h09
Le film de François Ozon Grâce à Dieu , qui évoque explicitement le scandale du père Preynat, prêtre lyonnais accusé de pédophilie sur plusieurs enfants, a été autorisé lundi par la justice à sortir ce mercredi en France. Estimant sa présomption d’innocence bafouée, le père Preynat avait essayé en vain de faire reporter la sortie du film.
Oui pour Me Frédéric Doyez, avocat du père Preynat

La justice ne peut se rendre que dans les tribunaux. À partir de l’instant où l’on présente pendant deux heures de film un homme qui n’a pas encore été jugé comme étant coupable de faits, cela porte atteinte à sa présomption d’innocence.
La sortie du film "Grâce à Dieu" bafoue-t-elle la présomption d’innocence du père Preynat ?
Oui. À partir de l’instant où l’on présente pendant deux heures de film un homme qui n’a pas encore été jugé comme étant coupable de faits, cela porte atteinte à sa présomption d’innocence. La justice ne peut se rendre que dans les tribunaux. La déclaration de culpabilité, c’est le monopole de la justice. Il y a ici une atteinte à la présomption d’innocence, considérée par le droit français et par bien d’autres comme étant un état, c’est-à-dire qu’un accusé est innocent tant que sa culpabilité n’a pas été légalement démontrée. C’est le cas pour le père Preynat qui n’a pas encore été jugé. Il faut donc que la justice se prononce avant qu’on puisse s’emparer des faits qu’elle a jugés.
Vous vous êtes battu pour que la sortie du film soit reportée après la fin du procès, mais la justice a autorisé lundi la sortie du film en France pour ce mercredi, comme prévu initialement.
Je me suis battu d’une façon d’abord très amiable. Quand j’ai appris que ce film était réalisé, je voulais à tout prix éviter un procès. J’ai alors demandé aux avocats de l’association "La Parole libérée" qui aide les anciens du groupe scout Saint-Luc victimes de pédophilie, d’intercéder pour que le film sorte plus tard, après le jugement. Il m’a été répondu que ce n’était pas leur affaire. Je me suis alors adressé au producteur du film, Éric Altmayer, qui m’a dit qu’il ne ferait pas droit à ma demande. C’est donc en désespoir de cause que j’ai dû saisir la justice. Celle-ci a pris sa décision lundi : le film sort bien en salle mercredi en France. Selon le tribunal, le fait que soit rappelée l’innocence du père Preynat au travers de plusieurs cartouches qui ont été introduites à la fin du film permet de considérer que l’atteinte à la présomption d’innocence n’est pas disproportionnée et que de ce fait, notre demande de report du film ne pouvait aboutir.
Le fait de demander le report de la parution du film n’était pas du tout une action de censure ni une atteinte à la liberté de création, comme l’a présenté le réalisateur François Ozon.
En quoi la sortie du film pourrait-elle influencer la décision de justice ?
Le principe même d’une bonne justice, c’est la tenue d’un procès équitable, ledit procès devant se tenir à l’abri de pressions éventuelles et de sources extérieures qui pourraient influencer les magistrats. Le fait d’utiliser les nom et prénom du père Preynat dans ce film alors que le réalisateur a changé les noms des victimes, c’est véritablement stigmatiser cet homme et le considérer comme coupable. Or, pour l’instant, ce n’est pas encore le cas. Je trouve très étonnante cette audace de la part d’Ozon. Au final, celle-ci a été payante mais sur le plan du droit, cela pose problème.
Le père Preynat savait-il qu’un film sur cette affaire était en cours de tournage ?
On l’a appris par la presse. François Ozon a tourné son film de façon presque secrète. Il a informé tout le monde de sa sortie une fois le film terminé. Peut-être a-t-il agi de la sorte pour se préserver d’actions en justice qui auraient pu être menées plus tôt. Parce que, comme je l’ai dit, ce film présente le nom complet du père Bernard Preynat. De plus, il laisse à voir des scènes très suggestives. Je pense à une scène en particulier où l’on voit le père faire entrer un garçon dans le laboratoire photo et la porte se refermer. On s’imagine alors que n’importe quel crime est commis derrière cette porte.
Entretien : Louise Vanderkelen
Me Mercinier : "Je regrette amèrement cette décision"
Que pense le second avocat du père Preynat ? Me Mercinier a réagi à la décision prise lundi par la justice française de ne pas reporter la date de sortie du film Grâce à Dieu : "Je regrette amèrement cette décision, non seulement dans l’intérêt du père Preynat mais plus largement dans l’intérêt général. Présenter durant deux heures comme coupable un homme qui n’a pas encore été jugé comme tel constitue une atteinte à la présomption d’innocence. La justice considère que le fait d’insérer un carton à la dernière minute du film qui indique que le père Preynat bénéficie de la présomption d’innocence répond aux exigences de la loi, la culpabilité de ce dernier n’étant dès lors pas présentée comme acquise. Que chacun s’interroge : que penser de cette décision si elle était demain appliquée pour des faits d’une autre nature ?" nous a-t-il répondu. " Je sais par expérience que ce que l’on permet à l’encontre de personnes qui sont accusées de faits extrêmement graves, dans un second temps, on le permet à l’encontre de personnes accusées de faits moins graves et petit à petit, ça rentre dans le droit commun ", avait-il dit ce lundi au micro d’Europe 1.
Non pour Me Paul-Albert Iweins, avocat du producteur et du distributeur du film "Grâce à Dieu"

Dans ce cas particulier, le tribunal a jugé que le principe de droit à l’information et de liberté de création n’entravait en rien la présomption d’innocence due au père Preynat. Présomption d’innocence que rappellent des annonces placées en début et en fin de film.
En quoi le film "Grâce à Dieu" respecte selon vous les droits de la défense, et en particulier la présomption d’innocence ?
Le tribunal de Paris a considéré que les mesures de report ou de modifications du film sollicitées par le père Preynat étaient disproportionnées par rapport à l’intérêt du débat public et à la nécessité d’avoir une information ou un débat sur le sujet de la pédophilie en général. Cela, tout en constatant que nous avions pris la précaution de préciser dans plusieurs cartons, au début et à la fin du film, qu’il s’agissait d’une fiction basée sur des faits réels, et que le père Preynat, n’ayant pas été jugé, bénéficiait de la présomption d’innocence. Le tribunal a donc considéré qu’en l’espèce - l’affaire étant très particulière et le père Preynat ayant reconnu les faits - ces précautions étaient suffisantes pour autoriser la diffusion.
Dans le film, même s’il est précisé qu’il s’agit d’une fiction, le père Preynat est nommément désigné. N’y a-t-il pas une contradiction ?
Le film de François Ozon n’est pas du tout un film sur le père Preynat ; c’est un film sur la vie d’adultes qui décident de parler, plusieurs décennies plus tard, de ce qui leur est arrivé, et qui montre la déflagration que cela a causé dans leurs familles. En présence de cette situation où il y avait certes le problème de la présomption d’innocence - qui est due au père Preynat, ce que personne ne conteste -, le tribunal a tranché en faveur du débat public nécessaire et unanimement admis sur ces problèmes de pédophilie en général, et pas seulement dans l’Église. On est donc là dans le droit d’information et le droit de création artistique.
La liberté d’expression prévaut-elle toujours sur la présomption d’innocence dans ce genre de cas ?
L’analyse que font les tribunaux est une analyse in concreto , c’est-à-dire au cas par cas. La présomption d’innocence étant un élément du procès équitable reconnu par la convention européenne des droits de l’homme (CEDH) comme un principe essentiel, tout comme la liberté de création et d’expression. Ce qui fait qu’effectivement, la jurisprudence de la CEDH mais aussi la jurisprudence française se trouvent parfois confrontées à l’opposition de deux principes également reconnus. Donc il appartient aux tribunaux de voir comment concilier les deux impératifs. Or l’affaire du père Preynat n’est pas jugée, et on ne sait pas quand elle le sera ou si elle le sera un jour. Cela d’autant qu’il a été dit que celui-ci était très malade. Bref, est-ce que l’on doit attendre qu’un procès soit définitivement jugé pour parler des répercussions dans la vie des victimes de ce que peuvent être des actes de pédophilie ?
Mais si le procès a lieu, le film ne risque-t-il pas d’influencer la décision du juge ?
La Cour européenne a déjà eu l’occasion de se prononcer dans différents arrêts. Par exemple, dans l’affaire Papon, qui a eu droit à une couverture de presse abominable et des manifestations à la porte du tribunal. Maurice Papon s’était plaint du fait que ces manifestations avaient pu influer sur le jugement, ce à quoi la Cour européenne a répondu : "Attendez, on ne peut pas demander aux juridictions de statuer dans un monde virtuel !" Oui, c’est un monde où il y a des choses qui circulent, et c’est le rôle du juge de rester impartial.
Le fait que le film a pour partie été tourné en secret n’a-t-il pas attisé la polémique ?
D’abord, c’est très excessif de dire que le film a été tourné en secret : un film qui se déploit, cela se voit, d’autant qu’Ozon avait annoncé que celui-ci serait présenté à Berlin. En fait, c’est le thème du film qui a posé problème, quand François Ozon a commencé à solliciter des autorisations pour tourner dans des églises. Et on peut comprendre qu’en France, et en particulier à Lyon, il ait rencontré une certaine résistance. C’est pour contourner cette résistance qu’il est allé tourner dans des églises en Belgique. Même si je ne pense pas que l’ensemble du synopsis ait été révélé aux personnes qui l’ont laissé tourner.
Entretien : Clément Boileau
Et en Belgique ?
Chez nous aussi, la notion de présomption d’innocence dans le cadre d’une œuvre artistique fait débat, et au sein même de l’institution judiciaire. Marc Helsmoortel, avocat bruxellois et dramaturge, en a fait l’expérience puisqu’une plainte a été déposée contre lui l’an dernier par l’ex-magistrate Karin Gérard. Cette dernière s’est en effet reconnue dans la pièce Souffrez-vous Madame ? , qui traite justement de la… présomption d’innocence. Différence notable avec le film Grâce à Dieu , la juge n’y est pas citée nommément.