Faut-il interdire les opérations des enfants intersexes ?
Publié le 27-02-2019 à 09h45 - Mis à jour le 27-02-2019 à 16h42
Lors de sa 80e session à Genève , le Comité des droits de l’enfant de l’Onu a demandé à la Belgique d’interdire "les traitements chirurgicaux non nécessaires sur les enfants intersexes lorsque ces procédures peuvent être différées en toute sécurité jusqu’à ce que les enfants puissent donner leur consentement éclairé". Judicieux ?
Oui pour Sylviane Lacroix, membre d’ Intersex-Belgium, association créée par et pour les personnes nées avec des variations des caractéristiques sexuelles

Les opérations inutiles réalisées sur des enfants intersexués sans leur consentement sont des mutilations génitales qui doivent être interdites. L’enfant doit pouvoir faire un choix éclairé. Les médecins devraient leur proposer un accompagnement social en plus du soutien psychologique et thérapeutique.
Faut-il interdire les opérations des enfants intersexués en Belgique, comme le demande l’Onu ?
Il faut supprimer les opérations qui sont inutiles et donner le choix à l’enfant de se faire opérer ou pas. Il doit pouvoir prendre une décision éclairée sur son corps comme n’importe quel patient qui s’apprête à recevoir un acte médical. Si l’enfant est atteint d’une pathologie qui met sa santé en danger alors il faut intervenir, mais pas forcément en opérant. Certains syndromes peuvent être traités avec des médicaments. Il faut savoir que les opérations faites sur les parties génitales des jeunes enfants et des mineurs causent des dégâts durant toute la croissance parce que les cicatrices ne grandissent pas avec l’enfant. C’est pour cela que je définis ces interventions comme étant des mutilations génitales intersexes (MGI). Certaines personnes en subissent parfois une dizaine à la suite. Ces opérations donnent lieu à des appareils génitaux qui n’ont plus aucune fonction ou ont pour conséquence l’absence de vie sexuelle chez les patients. Les experts estiment qu’environ 1,7 % de la population est intersexe. Nous sommes 12 millions en Belgique, il suffit de faire le compte. À l’heure actuelle, il est vrai qu’on postpose un peu ces opérations mais pourtant, on propose toujours à des petites filles de 8 ans de réduire la taille de leur clitoris.
Ne pensez-vous pas que cette enfant pourrait être informée par une équipe médicale avant de prendre la décision ?
Malheureusement, on constate que ces enfants et leurs parents sont assez mal informés. Il faudrait leur fournir un encadrement social et pas seulement médical. On rencontre par exemple des parents d’enfants intersexués qui sont confrontés au regard des autres dans les vestiaires de l’école. Imaginons un petit garçon dont la verge n’a pas la même forme que celle de ses camarades. Ces parents vont être influencés par des médecins qui vont faire pression pour opérer l’enfant et le "normaliser". Il faudrait plutôt mettre en place un encadrement social dans l’école en question en expliquant à l’ensemble des élèves que c’est un petit enfant différent et que cela arrive. Il peut avoir une apparence différente et ce n’est pas dramatique.
Êtes-vous une personne intersexuée ?
Oui. À 12 ans, les médecins ont voulu me stériliser en enlevant mes ovaires car leur forme ne leur plaisait pas. Ils ont fait comprendre à ma mère que les laisser était potentiellement cancérigène. J’ai eu la chance d’avoir une maman qui a fait le bon choix en refusant cette opération. Aujourd’hui, je n’ai pas encore de cancer aux ovaires. Quand j’ai atteint l’adolescence, je me suis masculinisée. J’ai attrapé de la barbe alors que ces médecins m’expliquaient ce que je devais être en tant que femme. Quand on est enfant, c’est assez traumatisant.
Comment avez-vous vécu votre adolescence ?
Très mal parce qu’on vous explique que vous n’êtes pas normale et qu’il faut absolument vous donner un traitement médical. On vous dit que la société ne va pas vous accepter et on vous donne des traitements qui vous rendent malade alors que vous êtes à l’école, en train d’apprendre. Comme je l’ai dit, j’ai eu la chance d’avoir une maman attentive qui a su dire "non", mais tous les parents n’ont pas ce courage.
Entretien : Louise Vanderkelen
"Intersexe", qu'est-ce que ça veut dire ?"
Les personnes intersexes ou intersexuées sont nées avec des caractères sexuels génitaux, gonadiques ou chromosomiques qui ne correspondent pas aux définitions binaires masculin ou féminin. Ce terme est employé pour décrire une large gamme de variations naturelles du corps. Les médecins parlent de "variations du développement sexuel". Celles-ci peuvent apparaître à la naissance, voire à la puberté tandis que certaines variations intersexes chromosomiques peuvent ne présenter aucun signe extérieur.
En 2013 , l’Onu a catégorisé ces opérations comme des "mutilations génitales intersexes" et les a rangées dans la liste des tortures et des traitements inhumains.
En 2015, Malte a adopté une loi intitulée "Gender Identity, Gender Expression and Sex Characteristics Act". Il s’agit de la première à interdire les interventions chirurgicales ou traitements des caractères sexuels des mineurs sans leur consentement préalable et éclairé.
Non pour Martine Cools, endocrinologue et pédiatre à la clinique universitaire de Gand

Interdire ces opérations n’est pas une solution. La situation est souvent plus complexe. En n’opérant pas, on fragilise le développement de l’enfant et le lien qui le relie à ses parents. Les parents risqueraient aussi d’opter plus facilement pour l’avortement en cas de diagnostic prénatal.
Dans un récent rapport, l’Onu recommande à la Belgique d’interdire "l’administration de traitements chirurgicaux non nécessaires sur les enfants intersexués lorsque ces procédures peuvent être différées en toute sécurité jusqu’à ce que les enfants puissent donner leur consentement éclairé". Qu’en pensez-vous ?
Réaliser ces opérations sans consentement est une situation que l’on doit éviter si c’est possible. Cependant, je pense que les interdire n’est pas une réelle solution. La situation est souvent plus complexe. En tant que médecins, nous nous retrouvons face à des parents qui viennent de donner naissance à un nouveau-né qui présente une variation du développement sexuel. Ce bébé peut avoir un pénis et un scrotum et donc, une apparence extérieure de garçon, mais il peut en même temps présenter des ovaires et un utérus, non visibles. Dans cette situation, quel sexe choisir ? Comment élever cet enfant en tant que fille par exemple ? Ces parents seront confrontés au moins six fois par jour, quand ils changeront sa couche, à son appareil génital masculin. Quand cette enfant, élevée comme une fille, ira plus tard à l’école, elle portera peut-être une jupe qu’elle devra enlever si elle participe au cours de natation. Cela vaut aussi dans la situation inverse. Si on élève ce bébé comme un garçon, il faut savoir qu’à l’âge de 10 ans, il développera des seins. Il ne produira jamais de sperme mais il aurait pu procréer en tant que fille car il a des ovaires fonctionnels. Décider d’interdire tout simplement ces opérations ne serait donc pas positif car le problème de l’intersexualité est bien plus complexe que le simple aspect chirurgical. Il est vrai que ces opérations sont irréversibles mais en n’opérant pas, on fragilise le développement de l’enfant et le lien qui le relie à ses parents et cela, c’est également irréversible.
Qui décide du sexe de l’enfant ?
Au final, ce sera l’enfant qui choisira. Au départ, ce ne sont pas seulement les parents qui y réfléchissent. Cela se fait en concertation avec notre équipe. Nous prenons ces décisions ensemble, nous essayons de comprendre la situation, l’origine du problème. Le plus important est que la famille se sente prête à faire face à cette situation et à élever cet enfant pour qu’il devienne un jeune adulte heureux, qui a confiance en lui.
Comment les parents vivent-ils cette situation ?
Pour chaque parent c’est une situation extrêmement difficile. Aujourd’hui, il n’existe pas de support ou de soutien comme par exemple des remboursements pour l’aide psychologique qui doit leur être apportée. Seule une consultation de pédiatrie est remboursée à hauteur de 36 euros. Pourtant, nos consultations se font avec des équipes de trois ou quatre personnes hyperspécialisées et il faut souvent compter plusieurs heures de rendez-vous pour leur apporter un réel soutien.
Voyez-vous d’autres risques à ce que ces opérations soient interdites ?
Sans accompagnement psychologique, les parents d’enfants intersexués risqueraient certainement d’avoir recours à l’avortement plus rapidement en cas de diagnostic prénatal. Beaucoup de parents ont peur de cette situation. Ils ne savent pas comment réagir. Ils doivent savoir qu’ils ne peuvent prendre de décision sur une éventuelle opération de leur enfant lors de la grossesse ou juste après celle-ci car ils sont encore sous le coup de l’émotion. Si on interdit ces opérations, les parents risquent donc de prendre peur, et ils pourraient avoir recours plus facilement à l’avortement.Entretien :
L.V.
On opère beaucoup moins qu'avant
D’après les experts des Nations unies , entre 0,05 % et 1,7 % de la population mondiale naît avec des caractères intersexués, le haut de la fourchette étant comparable à la proportion de personnes aux cheveux roux. Cependant, " il n’existe pas de données sur le nombre d’opérations pratiquées en Belgique chaque année. Je pense que ces opérations restent rares. En tout cas, il est certain que cela se pratique beaucoup moins souvent qu’il y a vingt ans ", ajoute Martine Cools.
Dans une interview accordée à L’Écho , la professeure Claudine Heinrichs, pédiatre endocrinologue de l’hôpital universitaire des enfants Reine Fabiola, précise : " Il faut admettre que, par le passé, nous n’avons pas assez tenu compte de l’avis des associations de patients, qui n’étaient pas aussi bien constituées qu’aujourd’hui. Les cas étaient isolés, généralement sans suivi à long terme. L’avis sur les opérations de ces enfants a fort évolué avec le temps. Aujourd’hui, on évite toute intervention non urgente et aux conséquences. "