La politique a-t-elle oublié le bien commun ?
Publié le 27-03-2019 à 09h27 - Mis à jour le 27-03-2019 à 12h03
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Le défi climatique nous impose de repenser ce qui nous est commun et les conséquences, à long terme, de nos actes. Mais en sommes-nous encore capables ? Ou une logique individualiste nous en empêche-t-elle ? La politique sait-elle encore penser le bien commun ?
"Difficile de penser le long terme"
Bruno Colmant, Membre de l’Académie royale de Belgique, auteur du livre "Du rêve de la mondialisation au cauchemar du populisme" (Renaissance du Livre).

Dans l’économie de marché, il est difficile de penser le long terme. Il est cependant possible de promouvoir le libéralisme en l’inscrivant dans un ordonnancement sociétal. Pour viser l’intérêt général, l’État pourrait soumettre ses choix à l’impact qu’ils auront sur le futur.
Comment définir ce que sont le bien commun et l’intérêt général ?
L’un et l’autre sont difficiles à définir. De mon côté, je préfère la notion d’intérêt général qui me paraît plus globalisante et plus large que celle du bien commun. Cette notion d’intérêt général était fortement utilisée il y a quelques décennies. Elle reflétait alors la notion de tempérance sociale qui a disparu dans le courant des années 1980 et 1990, lorsque nous sommes passés dans un monde capitaliste plus individualiste. En d’autres mots : lorsque nous sommes passés d’une société sociale-démocrate, à une société plus conforme à ce qu’Adam Smith préconisait, et au sein de laquelle la somme des égoïsmes individuels égale le bien commun.
L’intérêt général est donc davantage que la somme des intérêts individuels ?
Oui. Il s’agit d’une valeur supérieure, mais qui est un peu métaphorique puisqu’on ne peut pas la quantifier. Pour moi, l’intérêt général rejoint cette notion de tempérance sociale qui permet d’évaluer mon acte non pas en fonction de mon seul profit personnel, mais de l’impact qu’il aura sur l’ensemble de la société et sur son futur.
La liberté individuelle et la liberté d’entreprendre doivent-elles se soumettre à l’intérêt général ?
Oui. L’économie de marché et le capitalisme tels que l’entendait Adam Smith créent une spontanéité en matière de croissance économique. Cela favorise la redistribution ou l’ascenseur social, mais impose dans le même temps une tempérance qui n’est pas toujours conforme à l’intérêt général, notamment l’intérêt des futures générations.
L’État, à défaut de définir ce qu’est l’intérêt général ou le bien commun, doit donc tempérer nos actes ?
C’est d’ailleurs ce que l’on appelle le patriotisme, qui est une promesse de société. L’État doit donc arriver à rechercher un équilibre, une convergence des intérêts, qui n’opposent pas les facteurs de production, mais les alignent progressivement. C’est cependant un équilibre difficile à trouver, car l’actualité nous impose d’accélérer et nous demande de répondre sur le court terme à des problématiques complexes qui se déroulent sur du temps long.
Qu’est-ce que la politique doit prendre en compte pour tendre vers une société qui préserve l’intérêt général ?
Si l’on donne à l’État les prérogatives qu’il est en droit d’exiger, on pourrait subordonner toutes nos décisions politiques à l’impact qu’elles auront sur les générations futures. On renverserait alors le rapport au temps. On créerait une certaine ascèse propice au futur des générations, et on inscrirait un projet de société dans le temps long.
Vous évoquiez le tournant des années 1980 et 1990. La question climatique va-t-elle faire prendre à nos sociétés un nouveau tournant ?
Qu’on le souhaite ou non, il s’imposera à nous.
Votre dernier ouvrage s’intitule "Du rêve de la mondialisation au cauchemar du populisme". Ce populisme n’est-il pas une réaction au fait que l’on a oublié l’intérêt général ?
Tout à fait. Le populisme vient du sentiment de certains de n’être plus pris en compte, et de ne pouvoir suivre la cadence de cette société de la vitesse. Il n’est pas innocent d’ailleurs qu’un des premiers actes des "gilets jaunes" ait été de bloquer les circuits économiques.
Retrouver un intérêt général et une certaine tempérance ne va-t-il pas contrecarrer la logique d’une économie performante et innovante ?
Pas du tout. Le Japon, la Corée du Sud ou l’Allemagne sont autant d’exemples d’économies performantes régulées par un État qui encadre le marché. En Allemagne, on connaît la doctrine de l’ordolibéralisme qui promeut le libéralisme tout en l’inscrivant dans un ordonnancement sociétal.
Entretien : Bosco d’Otreppe
"Le bien commun, victime de l'individualisme"
Laura Rizzerion professeure de philosophie à l’Université de Namur.

Notre société, qui met en avant l’idée d’autonomie du sujet, a malheureusement confondu cette idée avec celle d’indépendance. Il en résulte une logique individualiste qui permet difficilement de penser la notion de bien commun. La politique pourrait cependant changer la donne.
Comment distinguez-vous le bien commun de l’intérêt général ?
En lisant Aristote, on peut dire que l’intérêt général reste lié à ce qui est de l’ordre de l’utilitaire, et à la somme des intérêts particuliers. Le bien commun - qui doit être recherché par le politique, dit Aristote - dépasse la seule recherche des besoins essentiels. Il a pour objet d’offrir un cadre sociétal qui donne à l’homme le moyen de pouvoir accéder à la plénitude de son humanité et de sa liberté.
Or, selon vous, la politique ne viserait plus cela. Est-ce à cause de l’idée d’autonomie développée depuis l’époque moderne ?
La notion d’autonomie revêt un versant positif et un versant négatif. Le positif, c’est qu’elle nous invite à être responsable de nous-mêmes et de ce qui nous est confié. Le négatif est que cette notion d’autonomie a été confondue avec celle d’indépendance. Si on comprend en ce sens l’autonomie, alors on est poussé vers un individualisme où notre action ne veut plus servir que nos propres intérêts. Dans ce cadre, la société devient un lieu de contrats au sein de laquelle chacun se met d’accord pour que la poursuite de ses propres intérêts n’entrave pas ceux des autres. L’État devient une organisation à laquelle on demande surtout de me protéger de l’abus des autres. Le principe qui organise la collectivité devient donc le principe de la non-nuisance. L’État me limite, mais au sein des limites qu’il me fixe pour ne pas entraver la liberté d’autrui, il me permet d’exercer toute ma liberté de choix. De là sont issus un certain libertarianisme et une éthique dite minimaliste que nous vivons dans notre société.
Chacun en vient donc à défendre ses droits, et non plus à rechercher ce qui serait propice aux hommes dans leur entièreté ?
Oui. Et surtout, on ne cherche plus à découvrir ce qui nous lie. Car si ce qui nous lie est ce seul contrat artificiel, alors on ne réalise plus que nous sommes profondément liés parce que nous participons de la même espèce, et que nous appartenons tous à un même environnement qui est constitutif de nous-mêmes. Pourtant, c’est en prenant en compte ces liens que nous pouvons définir ce qui est bien ou ce qui est mal, non pas en fonction de mes propres intérêts, mais au regard de la société et de tous ceux qui la constituent.
La politique, plutôt que de définir ce que serait le bien - ce qui risque de la rendre totalitaire - doit donc favoriser les liens qui unissent les hommes ?
Oui, et quand je parle des liens, je pense notamment à ce que Ricœur appelle la "sollicitude". La sollicitude, c’est le fait de reconnaître que l’autre est presque un autre moi-même. Et que ce qui me lie à lui n’est pas un élan de générosité, mais le fait qu’il me révèle à moi-même. Autrui est celui qui me permet de devenir moi-même. Il m’est donc indispensable, et je dois prendre soin de lui.
Que doit faire le politique pour favoriser une société de la sollicitude ?
Avancer des choix politiques qui nous permettent de reconnaître que l’autre est une richesse et non un obstacle à ma liberté ou à mes intérêts personnels. Cela nécessite des politiques soucieuses de l’éducation, désireuses de favoriser le développement de lieux publics, une démocratie participative qui favorise l’échange des points de vue, une économie fonctionnelle et non du profit. En ce sens, je suis par exemple opposée à la venue chez nous d’Alibaba, cette plateforme de commerce en ligne. Cette arrivée, qui va favoriser une solution purement économique au développement du commerce, renforcera l’individualisation de ce commerce. En poursuivant dans cette voie, on supprime tout ce qui construit des liens. Or, seuls ces liens nous permettent de découvrir combien l’autre est inviolable et digne de respect. Et combien mon autonomie n’est pas et ne peut pas être pensée comme une simple indépendance, mais comme une dépendance à l’autre qui me permet d’advenir à moi-même comme un être libre et responsable. La véritable autonomie est toujours articulée à une dépendance, parce que notre existence - quoi qu’on fasse - ne nous vient pas de nous-mêmes.
Entretien : BdO
Le bien commun doit permettre à chacun d'atteindre sa perfection
Le bien commun est ce qui permet à chaque membre d’une société d’atteindre une vie heureuse, tant dans ses dimensions matérielles que spirituelles. Pour viser ce bien commun, un État doit donc mettre en place les conditions sociales (État de droit, système scolaire, de santé…) qui permettent à la collectivité, comme à chacune des personnes qui la forment, d’atteindre leur perfection, de répondre à leur vocation propre.
Si Bruno Colmant a choisi une autre distinction, il y avait, dans l’esprit de Thomas d’Aquin qui a remis le bien commun au cœur des débats, l’idée qu’il dépasse la notion d’intérêt général. Alors que cette notion serait une synthèse des intérêts particuliers, le bien commun induit l’existence d’une finalité suprême, autour de laquelle la société doit s’organiser. Dans une optique chrétienne par exemple - pour rester dans la veine de Thomas d’Aquin - celle-ci sera l’inviolabilité de toute vie humaine qui est chaque fois unique. Une société du bien commun sera alors au service du développement de chaque vie, quoi qu’il lui en coûte.