Restituer les biens du Congo belge au nom de la morale? (VIDEO)
Publié le 29-03-2019 à 09h32 - Mis à jour le 29-03-2019 à 10h41
Une proposition de résolution visant à définir le processus de restitution des biens et restes humains issus de la colonisation est votée aujourd’hui au Parlement francophone bruxellois. Si elle fait l’unanimité chez les partis politiques francophones, certains scientifiques regrettent un fort positionnement moral.
Oui pour Julie de Groote, députée (CDH) et présidente du Parlement francophone bruxellois
Notre résolution vise à restituer des biens "mal acquis", ce qui en fait une question identitaire et morale. Car il ne s’agit pas seulement de restituer matériellement un objet, mais aussi de raconter ce qui s’est passé, et quel regard on porte aujourd’hui là-dessus.

Votre proposition de résolution se veut le point de départ d’une éventuelle restitution de biens issus de la colonisation. Mais la question est sensible...
La question soulève un petit vent d’hystérie laissant entendre qu’on va vider l’Africa Museum, tout rendre à des pays qui ne sont même pas capables de les garder, etc. Alors remettons les choses à plat : il s’agit d’abord de définir ce que sont les biens "mal acquis". Pour cela il faut nommer des experts, car ce n’est pas à nous, politiques, de le définir. Mais que faire ensuite ? Il faut aussi définir ce qu’est la restitution. Et là on peut avoir beaucoup de formes : d’abord la restitution matérielle, mais aussi juridique - garder par exemple un masque funéraire, mais en mettant en dessous une plaque qui dirait qui est propriétaire du masque (tel pays, telle tribu, telle famille, etc.). On peut aussi penser à des copies, et je ne dis pas que les copies doivent forcément aller dans les pays d’origine, elles peuvent rester chez nous. À nouveau, c’est au groupe d’experts de définir cela.
La résolution propose que des experts rédigent des lignes de conduite "décolonisation" à destination des institutions culturelles. Ne sort-on pas là du champ scientifique pour entrer dans celui de la morale ?
Lors d’un "jeudi de l’hémicycle" (un rendez-vous mensuel entre citoyens et politiques sur des thèmes de société, NdlR), que nous organisons au Parlement, la question des restes humains issus de la colonisation utilisés par l’ULB a été posée. L’Université a répondu en organisant un colloque sur le sujet. Il y a très vite été dit que c’était une question morale. Bien sûr, certains ont dit que cela valait la peine de contextualiser, de garder ces ossements qui racontent une histoire. Ce à quoi a répondu l’historien Elikia M’Bokolo : "Non, on ne garde pas les ossements des gens, faites-en des copies si vous voulez, racontez l’histoire, mais à un moment, ils ont droit à une sépulture digne." Donc, tout l’échange à l’ULB posait cette question morale. D’un autre côté, des directeurs de musées montraient leurs collections de crânes, disant : "vous voyez, grâce aux ADN prélevés on peut déterminer les mouvements migratoires, etc."… c’est donc une question sur laquelle nos experts, une fois qu’on les aura désignés, devront trancher. Car la question est fondamentale, mais précise. Sinon, on aura des positions tellement sourdes les unes en face des autres qu’on n’arrivera pas à quelque chose de constructif.
Et concernant les biens ? Même questionnement moral ?
De quoi est-ce qu’on parle ? De biens "mal acquis" issus de la colonisation. Pourquoi est-ce important de dire cela, "mal acquis" ? Parce que cela dit beaucoup de choses sur le regard qu’on porte sur l’autre, sur la dignité de l’autre. Donc, évidemment que c’est une question identitaire et morale. Le point n’est pas tant de restituer matériellement un objet, mais qu’à travers cette restitution l’on raconte un récit consistant, l’on dise ce qui s’est passé, et quel regard on porte aujourd’hui là-dessus.
Faire de la restitution de ces biens un enjeu moral, n’est-ce pas une façon d’évacuer la question politique, voire géopolitique que cela implique ?
Je comprends bien que certains aimeraient remettre en question, à partir d’une telle résolution, tout le système colonial, et du coup poser la question d’un rapport de force politique, voire géopolitique… évidemment, ce n’est pas notre but ici. Parce qu’on n’aboutirait à rien. Je pense que justement, quand on parle d’un sujet précis, cela permet d’avancer sans remettre en question tout un équilibre géopolitique.
Entretien : Clément Boileau
Pourquoi cette résolution et que propose-t-elle ?
Origines. À l’origine de cette proposition de résolution, le Parlement francophone cite un débat qu’il co-organisa en octobre 2018 avec l’ASBL Bamko-Cran. Ce débat, qui s’inscrivait dans le cadre des "Jeudi de l’Hémicycle" (lire ci-dessus), avait pour thème la "restitution des biens culturels africains : question morale ou juridique ?" Outre ce débat, la proposition de résolution se justifie, selon le Parlement, par les débats en cours dans plusieurs pays européens, mais aussi par la convention de l’Unesco datant de 1970 concernant la propriété illicite de biens culturels.
Objectifs. À terme, la résolution "a pour objectif d’inciter le gouvernement fédéral à mettre sur pied un groupe d’experts qui serait chargé d’une triple mission." Ainsi, "il reviendrait aux experts de définir la notion de biens ‘mal acquis’", puis de dresser "un inventaire précis de ces biens issus de la colonisation" afin de "circonscrire le débat sur les biens mais également de contrer cette croyance erronée selon laquelle les musées occidentaux se retrouveraient vidés de l’ensemble de leurs œuvres d’art." Ses experts devront ensuite "déterminer sous quelle forme une restitution peut avoir lieu".
Non pour Didier Viviers, secrétaire perpétuel de l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique
La science historique doit être objective, et non un exercice d’empathie. L’Histoire, c’est précisément une distinction très claire entre le présent et le passé. Ne sapons pas les principes scientifiques de l’Histoire au nom de principes moraux.

Selon vous, il faut éviter toute considération morale dans l’épineuse question de la restitution de biens dits "mal acquis" pendant la colonisation. Pourquoi ?
Je suis le premier à dire que garder dans nos réserves, sans les avoir jamais montrées, des milliers d’œuvres africaines, n’a aucun sens. Donc je pense qu’une résolution est importante. Parce que c’est une question centrale, et qu’il y a des sensibilités différentes. Maintenant, à titre personnel, comme pour les patrimoines archéologiques, je dis attention : on est en train de saper les principes scientifiques de l’Histoire. Parce que l’Histoire, c’est précisément une distinction très claire entre le présent et le passé. Si on fonde la science historique sur un récit qui est surtout un exercice d’empathie, alors on ne fait plus de la science. Et ce n’est plus du tout une histoire rationnelle. Bien évidemment, il faut aussi traiter la réparation due aux populations, faire de la diplomatie. Mais il faut séparer les domaines et ne surtout pas les confondre, car le risque serait que l’Histoire, en principe scientifique et rationnelle, en sorte perdante.
Diriez-vous que la résolution votée aujourd’hui au Parlement francophone bruxellois pèche de ce côté là ?
Dans cette résolution, tout cela est un petit peu mélangé. On ne fait pas assez cette différence. Et donc quand on mélange des experts du patrimoine et des gens issus de l’immigration, on mélange l’aspect diplomatique et psychologique avec l’aspect scientifique. Chaque approche a sa pertinence et sa validité, que cela soit clair. Mais elles ne doivent surtout pas être confondues. Je plaide pour qu’on mette l’œuvre et le patrimoine au centre de la discussion. Pas les frustrations des uns, les remords des autres, ce qu’on peut appeler le caractère moral. C’est autre chose. Sinon le débat n’est plus rationnel : il est émotionnel. Car, quand vous avez un ressenti, une émotion face à une œuvre, vous allez déterminer votre position politique par rapport à votre émotion.
Ces biens symbolisent la puissance passée, mais aussi présente, des États qui ont eu des colonies. À ce titre, ne se sert-on pas de la science comme caution pour les conserver, sans parfois même les exposer ?
Bien sûr. J’ai écrit un livre là dessus où j’insiste sur le fait que les collectes, l’amassement d’objets, mais aussi la démarche qui a eu cours aux XVIIIe et XIXe siècles était un instrument de pouvoir, de soft power des États occidentaux par rapport à leur domination mondiale. Et je pense que la première des choses à faire pour un scientifique, c’est de l’analyser, et de le dire. Mais l’historien dit aussi : "Cela, c’est le passé. C’était comme ça. Mais nous ne sommes plus au XIXe siècle, d’accord ?" Dès lors, avoir une attitude vis-à-vis des œuvres d’art comme si nous étions au XIXe siècle pose problème. Il faut être capable de voir le patrimoine pour ce qu’il est aujourd’hui. Pas pour ce qu’il était hier. Être capable de voir quelles sont ses potentialités aujourd’hui pour le futur. Si l’historien, depuis des siècles et des siècles, a établi cette distance critique entre le présent et le passé, c’est parce qu’à partir du XVIII e siècle, on a conçu la notion de progrès. Si vous voulez construire le futur, vous devez vous couper d’une certaine manière de votre empathie foncière par rapport au passé. Sinon vous n’avez plus la liberté d’envisager un progrès et un futur. Et j’ai très peur que nous ayons face à nous, même avec les meilleures intentions du monde, des gens qui espèrent bien faire, mais qui sont en train de creuser la tombe d’une notion de progrès.
Entretien : Ct.B.
Une résolution qui fait consensus… ou presque
Consensus. Si la résolution concernant la restitution des restes humains et des biens culturels issus de la période coloniale est soutenue par les cinq partis francophones (MR, PS, CDH, Écolo et Défi) au Parlement bruxellois, celle-ci ne fait pas consensus dans la communauté scientifique (lire également ci-dessus). "La question de l’objectivité scientifique est importante , mais on ne peut parler d’un groupe homogène sur ces questions" , souligne Sarah Demart, chercheuse en sociologie et intervenante au sein de Bamko-Cran, l’ASBL qui a co-organisé le débat sur la restitutions de biens culturels africains.
Sacralisation "Il ne faut pas sacraliser le monde scientifique, dont je fais également partie , ajoute la chercheuse, dans le sens où le monde scientifique a été une composante importante de la geste coloniale et impériale. Ce monde scientifique a aussi construit des ethnies, des races, et il est lui aussi ‘pris dans l’Histoire’. Maintenant, la question de l’objectivité reste un objectif auquel on aspire, mais qui n’est pas une donnée a priori."