Faut-il noter les journalistes ?
Publié le 02-04-2019 à 09h13 - Mis à jour le 02-04-2019 à 12h16
Comment diminuer la méfiance du public envers les médias ? En France, Topjournaliste.com propose de noter les journalistes. Si on mettait plutôt en avant les médias qui produisent des infos fiables, au moyen d’un label ? Reporters sans frontières y travaille.
À l’heure de la viralisation numérique et des fake news, du "putaclic" pour gonfler les audiences et des sites dits de réinformation, un système de notation de la crédibilité des journalistes permettrait-il de diminuer la méfiance du public envers les médias ?
Oui, selon Elon Musk, le patron de Tesla. Voici un an, dénonçant la couverture de son groupe dans la presse, il avait indiqué dans la foulée vouloir développer une plateforme de notation des journalistes. Et l’appeler ironiquement Pravda, "vérité" en russe, du nom de l’organe de presse officiel du Parti communiste à l’époque de l’URSS. Un mini-sondage sur Twitter rassembla plus de 680 000 votes. 88 % soutenaient l’initiative.
En octobre 2011, un site américain intitulé Newstransparency s’était déjà lancé sur le créneau. L’idée et la volonté sont dans l’air. "Attribuer une cote à un journaliste comme on note un restaurant sur Tripadvisor ou un produit acheté sur Amazon, est un sujet qui tourne en toile de fond depuis plusieurs années", nous rapporte Olivier Cimelière, ex-journaliste, ex-directeur de la communication de Google France et auteur du "Blog du communicant". Il constate que "la défiance vis-à-vis des journalistes - à qui l’on reproche tout et son contraire - s’amplifie en France depuis une vingtaine d’années".
Notez-les sur le site Topjournaliste.com
On note les médecins, les avocats (essai raté), pourquoi pas les journalistes ? Dans l’Hexagone, le site Topjournaliste.com s’y emploie. Malgré nos sollicitations, impossible de savoir qui est derrière ces "simples citoyens consommateurs d’informations comme vous". Vous pouvez les évaluer par une notation sur cinq et selon plusieurs critères. Rapporte-t-il une information vérifiée et exacte ? Maîtrise-t-il son sujet, son contexte et ses implications ? Se mouille-t-il pour chercher l’information ? Sait-il se montrer respectueux de son sujet et de ses invités ? Sait-il prendre du recul et analyser correctement une actualité ? Etc. On retrouve alors des classements : "les meilleurs", "les pires", "les plus notés", "les plus commentés"… "Sous l’étiquette ‘journaliste’ sont amalgamés des éditorialistes, des présentateurs, des reporters, des animateurs télé et radio. Beaucoup notent en réaction et pas forcément en analyse. On devine une surreprésentation d’opinions très droitières et cela fait davantage café du commerce", avance Olivier Cimelière. "Les notes sont tellement subjectives que ce n’est pas vraiment une piste pour restaurer la confiance." Et puis, qui disait que "le but du journalisme n’est ni de déplaire ni de complaire. C’est de remuer la plume dans la plaie" ? Patrick Poivre d’Arvor ! Bon, on notera.
Pas en Belgique
Pour Martine Simonis, secrétaire générale de l’Association générale des journalistes professionnels de Belgique, Topjournaliste.com est un mélange des genres incroyable : "Non, n’ajoutons pas de la bêtise à la confusion." Selon elle, cette idée de notation - et le débat qui l’accompagne sur la déontologie et l’autorégulation - ne devraient pas être importés en Belgique, où le taux de confiance dans l’information et les journalistes s’avère plus élevé qu’en France. Pourquoi ? Parce qu’en Belgique existent un conseil de déontologie (CDJ) et une autorégulation organisée par la profession que la France ignore. Sans parler de l’actionnariat des médias français, où les hommes d’affaires ont remplacé les patrons de presse. Conséquence : la confusion et les relations difficiles avec le public règnent et entretiennent ce climat de méfiance. Sur le fond, elle insiste : "L’enjeu démocratique lié à une information fiable, c’est-à-dire libre, indépendante et rigoureuse, mérite d’autres outils que des notations. Il faut travailler davantage en profondeur : l’éducation aux médias dans les écoles bien sûr, mais aussi des formations pointues et des rémunérations décentes s’avèrent essentielles pour séparer in fine ce qui ressort du journalisme de ce qui est de l’ordre de la communication, de la propagande et de la publicité."
Un label pour récompenser les médias fiables
Et si, plutôt que de permettre la notation de chaque journaliste, on mettait en avant - via un label, des tags et des repères - les médias qui produisent des infos fiables ? C’est le pari de l’ONG Reporters sans frontières (RSF) et d’une centaine de médias et d’organisations mondiales engagés dans le journalisme durable. La démarche s’apparente à un processus de certification de la chaîne éditoriale, à l’instar des normes ISO qui existent pour les procédures industrielles et environnementales. Baptisée Journalism Trust Initiative (JTI), elle vise à mettre en place un système qui récompense les producteurs de contenus journalistiques (médias ou blogueurs) fournissant des garanties de transparence, de vérification de l’information et de correction, d’indépendance éditoriale et de respect des règles déontologiques. "Le problème contemporain majeur réside dans la distribution algorithmique du contenu en ligne, qui amplifie tout ce qui se révèle contraire aux normes professionnelles : le sensationnalisme, la rumeur, le mensonge et la haine", déclare Christophe Deloire, secrétaire général de RSF. "C’est pourquoi les meilleures pratiques journalistiques doivent être adaptées à Internet. C’est l’une des conditions propres à inverser la logique, en récompensant et en monétisant le respect de ces normes. La JTI constitue le chaînon manquant entre les principes journalistiques et les algorithmes." Le but est d’avantager la rigueur, sur le plan économique ou sur celui de la visibilité : que les algorithmes intègrent le dispositif dans leur indexation, qu’une "liste blanche" de médias fiables soit proposée aux annonceurs et qu’enfin ce label puisse intéresser des organes de régulation, voire faciliter l’accès aux aides à la presse. Lancée en avril 2018, la JTI publiera ses premiers résultats fin 2019.
C'est vous qui le dites
Fake news. Dans le monde et en Belgique, comment lutter contre les fake news, ces fausses nouvelles portées par les réseaux sociaux et désormais régulièrement utilisées dans le cadre des campagnes électorales ? Les pistes de réponses sont multiples. Parmi elles, en France et aux États-Unis, se glisse l’idée d’évaluer les journalistes ou les médias.
Faut-il, dès lors, noter les journalistes ? Ce lundi, vous étiez plus d’une cinquantaine à répondre sur LaLibre.be. La réponse était "oui" pour 54 % d’entre vous.
Quelques-unes de vos réactions sur Lalibre.be
Bernard, 48 ans Oui
À partir du moment où je paie pour lire un article, j’ai le droit d’exiger une information rigoureuse et un texte formulé dans une langue correcte. Quand je vois le nombre récurrent d’erreurs commises par des journalistes qui rédigent des articles en lien avec mon domaine professionnel, je m’inquiète du niveau général et de l’ampleur de la désinformation.
Thierry, 64 ans Oui
Les journalistes doivent être tenus à l’objectivité des faits qu’ils détaillent ou préciser éventuellement leur perspective idéologique qu’ils souhaitent présenter prioritairement. Et cela devrait être apprécié par leurs lecteurs via un système de notation comme pour la cuisine d’un restaurant ou la qualité du travail d’une entreprise de service.
Jacqueline, 71 ans Oui
Actuellement, au travers des reportages, le ton neutre n’existe plus. Il ne s’agit plus d’information pure. Certains journalistes font passer les messages en les imprégnant de leur idéal personnel. À noter aussi les erreurs de noms, de chiffres et hélas les fautes d’orthographe assez récurrentes.
Adrien, 52 ans Oui
Puisque la subjectivité est de mise, beaucoup de journalistes couvrent "mal" les informations qu’ils doivent transmettre en y ajoutant une part d’interprétation personnelle liée à leur propre vision du sujet. Puisque les journalistes ont une part de responsabilité dans la vie communautaire, il est opportun de savoir qui est qui et comment chacun se comporte face à l’actualité.
Vlad, 33 ans Non
Parce qu’on n’attend pas d’un journaliste qu’il plaise à la majorité des lecteurs. Le principe de l’évaluation ne doit pas être généralisé à la justice et à la presse, sous peine de voir ceux-ci perdre leur rôle de contre-pouvoir et ouvrir la voie à la dictature de la majorité et de l’émotion du moment. J’ai confiance en les médias au sens où je crois la majorité des journalistes intègre.
Thierry, 51 ans Non
La démocratie a besoin de journalistes qui appliquent un code de déontologie. On ne peut pas critiquer un journaliste à partir du moment où son travail est fait avec la conscience des professionnels faisant leur boulot avec conviction. Noter les journalistes va avoir pour effet un lissage des propos et de l’information pour déplaire le moins possible et certains sujets ne seront plus couverts parce que jugé trop polémiques.
Kacper, 21 ans Non
Des "trolls" ou certains groupements politiques, éthiques, etc. pourraient boycotter des journalistes pour des propos jugés "inacceptables", ce qui placerait les opinions subjectives au même niveau que les objectives, faussant ainsi la cote. Il est aussi important de préciser que ce sont les journaux satiriques et d’opinion qui seront les premières victimes de ce genre de concept.
Jean-Marc, 46 ans Non
Dans un monde où la pression est omniprésente, les journalistes n’échappent pas à la règle. En rajouter en les "notant" ne fera qu’augmenter cette pression. Les dérives d’un système de notation feront que le journaliste risque d’être plus attentif à sa cote et à entretenir cette dernière que de faire de l’information.