La technologie pourra-t-elle sauver la planète ?
Publié le 24-04-2019 à 09h46 - Mis à jour le 24-04-2019 à 12h21
La question climatique et la réponse à lui apporter sont au cœur de la campagne électorale. Imposent-elles de reconsidérer notre rapport à la consommation ? Ou bien - comme l’expliquaient mardi dans nos pages Corentin de Salle et Damien Ernst - pouvons-nous faire essentiellement confiance à la technique pour nous en sortir ?
Oui pour Leo Exter, initiateur du festival annuel d’innovation Hack Belgium
Consommer moins et consommer mieux peut contribuer à sauver le climat, mais ce n’est pas assez. La technologie doit servir aux personnes déjà concernées par la question, mais aussi à celles, majoritaires, qui n’ont pas le luxe de choisir un mode de vie écologique.

Selon vous, on ne peut plus compter sur les politiques pour sauver le climat. Vous suggérez que la technologie est plus à même de nous y aider. Quelles sont vos pistes ?
Pour donner un exemple concret, on peut parler du carbon capture and utilization (CCU), qui est une technologie permettant de capter le CO2 dans l’air ou dans les gaz utilisés dans la chimie, pour le réorienter vers d’autres utilisations industrielles, par exemple dans les boissons gazeuses. Il y a aujourd’hui toute une série d’acteurs capables de travailler là-dessus mais pour tous ces projets, il demeure un problème de business model : il n’est pas évident par exemple de "monétiser" le CO2 car il n’existe pas vraiment de prix pour du carbone utilisé. Il y a donc aujourd’hui beaucoup d’ingénieurs ou d’inventeurs qui cherchent à développer des applications commerciales, en vain. Il serait très intéressant de faire se rencontrer ces spécialistes entre eux, pour voir où sont les possibilités et les opportunités, afin que les sociétés s’intéressent à la question et en envisagent l’utilité.
Pourtant, le lien entre notre modèle économique tourné vers la consommation et les émissions de CO2 est souvent pointé du doigt. Mais vous, vous dites que c’est par la consommation qu’on peut financer la transition énergétique ?
D’abord, je suis convaincu que oui, il faut modérer notre consommation. À chaque fois que j’ouvre un petit sachet en plastique le matin pour y piocher de la nourriture, je trouve cela pénible ! Certes, ce ne sont que quelques grammes de plastique, mais je le jette. De même, j’ai une voiture que je ne conduis presque plus, et je n’ai plus pris l’avion depuis quelques années. Donc je sais qu’il faut consommer moins et consommer mieux. Par contre, ce n’est pas assez. Parce que même si on a conscience de cela en Belgique, on ne pèse au final qu’une dizaine de millions de personnes. En voyageant un peu, on s’aperçoit que des centaines de millions de personnes n’en ont pas conscience, et seront moins enclines à changer et à modérer leur consommation. Donc il ne s’agit pas seulement de se servir de la technologie pour nous, mais aussi pour des personnes qui se trouvent très loin de nous et n’ont pas le luxe de choisir un mode de vie écologique.
Mais il faudra bien convaincre les gens d’adhérer à un autre mode de vie, avec ou sans l’apport de la technologie, non ?
Cela fait 25 ans que je suis dans le marketing, et il est loin d’être facile de faire changer les gens. C’est pourquoi, avant de procéder à un changement de société, nous devons faire avec ce que nous offre la société aujourd’hui. Il s’agit de progresser sur la question climatique non seulement pour les personnes qui se sentent concernées, mais aussi pour la majorité, qui, elle, sera plus difficile à convaincre.
Les politiques ont-ils encore un rôle - même mineur - à jouer dans votre équation ?
Mais je crois beaucoup dans l’intervention des politiciens ! En revanche, ils ne peuvent pas faire tout le travail seuls - et sans nous. Je pense que c’est notre responsabilité, pour chaque citoyen, de faire notre part. Pour Hack Belgium (lire ci-dessous) par exemple, nous avons réuni plus de 1000 personnes venues pour travailler ensemble, et pourtant elles étaient issues d’univers vraiment différents. C’est la beauté du concept.
Entretien : Clément Boileau
Mille participants pour la troisième édition de Hack Belgium
Collaboration. Contrairement à ce que son nom indique, Hack Belgium n’a rien à voir avec le "hacking" (piratage) informatique. En fait, l’événement tire son nom de "hackaton", un événement qui consiste à réunir des développeurs volontaires afin qu’ils collaborent ensemble sur une série de thèmes déterminés. Pour sa troisième édition, qui s’est tenue fin mars, Hack Belgium a réuni pas moins de 1 000 participants, tous conviés à s’attaquer à la problématique du changement climatique.
Thèmes. Fortement porté sur l’innovation technologique, le festival proposait des thématiques telles que la vie océanique durable, la mobilité rapide et propre, la consommation circulaire, l’énergie propre et bon marché ou encore l’assainissement des eaux.
Ambitions. Chaque thème proposait ainsi une série de défis, dont certains pour le moins ambitieux : "Comment améliorer la connaissance des océans ?", "Comment créer des solutions de mobilité durables compatibles avec l’économie à la demande ?" ou encore "Comment encourager les entreprises à réduire l’utilisation de plastique dans leurs emballages ?" Le tout, encadré par des entreprises et des spécialistes de tous horizons (qualité de l’air et de l’eau, calcul du CO2, changement climatique et énergétique…)
Non pour Gaultier Bès, directeur-adjoint de "Limite", première revue d’écologie intégrale.
La crise climatique n’est pas que climatique : elle est le fruit d’une divination du progrès matériel. Pour la résoudre, le progrès technique est donc insuffisant, voire nuisible. La réponse à la crise climatique est donc morale et philosophique.

Quelle est la nature de la crise climatique ?
La crise climatique est une crise de la technique, de notre usage de la technique. Celle-ci n’est plus considérée comme un moyen - un outil - au service d’une fin qui le dépasse, mais comme une fin en soi, synonyme de puissance et de richesse. Le " sacré transféré à la technique " (Jacques Ellul) nous a fait entrer dans l’ère anthropocène, où l’humanité est devenue la force géologique majeure. Cette divinisation du progrès matériel a entraîné une destruction accélérée de la biosphère, polluant et perturbant tout, en à peine 200 ans, de la biodiversité aux températures, et l’on voudrait aujourd’hui qu’il nous sauve !
La technique ne nous permettrait pas d’éviter le pire ?
En tout cas pas une technologie gourmande en matériaux rares et en énergie. On prétend qu’il y aura toujours une solution technique à un problème technique, comme si tout se réduisait à une mécanique sophistiquée dont il s’agirait juste de régler les rouages. Or, le problème est aussi moral, philosophique : pouvons-nous exploiter la nature impunément ? Et de quoi avons-nous vraiment besoin ? La technologie soi-disant verte nous maintient dans l’illusion de la toute-puissance. On espère que la technologie nous sauvera d’elle-même et on ne remet rien en question. " On saura bien innover, s’adapter, trouver de nouvelles solutions ", entend-on. Il y a quelque chose de superstitieux dans cet acte de foi : c’est un "technobscurantisme" qui cache mal un conditionnement mental et des intérêts financiers. En réalité, le techno-capitalisme, même badigeonné de vert, est insoutenable, car il postule qu’on peut consommer à l’infini dans un monde fini, et refuse donc toute limite et tout frein à son expansion.
Faut-il rejeter toute évolution technique ? Comment discerner ce qui relève d’une bonne ou d’une mauvaise technique ?
Pour Ivan Illich, la technique doit être conviviale, c’est-à-dire accroître la capacité individuelle d’agir sur le monde sans menacer notre autonomie concrète. Ainsi, au contraire de l’outil, qui est adapté à la main et l’intelligence humaines, la machine s’avère souvent contre-productive. Un exemple éloquent est le vélo et la voiture : si l’on calcule tout le temps nécessaire pour payer le coût de mon véhicule, alors, en fin de compte, le vélo me permet d’aller plus vite que la voiture, sans compter les embouteillages et l’étalement urbain qu’elle provoque. Bref, il y a des seuils au-delà desquels une machine ou une institution génèrent plus d’inconvénients que d’avantages. C’est un bon critère de discernement. Il faut aussi faire un effort pour prendre en considération l’ensemble des processus. Par exemple, si l’on mesure le coût écologique et social de l’extraction des matériaux nécessaires et celui du recyclage, les green techs (pensons par exemple à la voiture électrique) deviennent beaucoup moins attrayantes. Il faut lire à ce propos Philippe Bihouix ( L’Âge des low techs : Vers une civilisation techniquement soutenable ) et Guillaume Pitron ( La Guerre des métaux rares : La face cachée de la transition énergétique et numérique ).
Appelez-vous seulement à la conversion personnelle, ou également à une réponse politique ?
Si les petits pas ne suffisent pas, il faut commencer par là, en nous efforçant de vivre ici et maintenant une vie recentrée sur l’essentiel. Mais nous devons collectivement décider de fermer la parenthèse industrielle pour entrer en décroissance, de manière organisée et la plus conviviale possible.
Entretien : Bosco d’Otreppe
L’avènement du courant de l’écologie intégrale
Absence politique. L’écologie intégrale est un courant de plus en plus théorisé (le pape François y a d’ailleurs consacré un chapitre dans son encyclique Laudato Si’ ), mais dont le monde politique (en Belgique particulièrement) s’est peu emparé.
Définition. Deux formules permettent de comprendre l’écologie intégrale. La première est le "Tout est lié" popularisé également par le pape François. L’écologie intégrale impose donc de prendre en compte le lien entre la crise sociale et la crise climatique. Non seulement ces deux crises se nourrissent l’une de l’autre, mais elles sont de surcroît issues d’une même origine qui est le refus des limites. Accepter que nous ne pouvons tout gagner, maximiser ou acheter, reconnaître les limites que nous imposent la Terre ou la recherche du bien commun est en ce sens la seconde formule qui permet de comprendre l’écologie intégrale. La crise climatique impose donc à l’homme de s’interroger sur l’individualisme qui caractériserait notre époque, sur son rapport au consumérisme, à la marchandisation (aussi bien de la nature que de son propre corps à travers la GPA par exemple) ou à la technique qui, sous couvert de progrès, nous priverait d’une autonomie et d’une capacité d’agir sur le monde. Un courant qui engage donc à des réflexions radicales quant à l’économie, l’éthique et la bioéthique.