Peut-on développer un cerveau humain chez les animaux?
- Publié le 01-05-2019 à 16h48
- Mis à jour le 01-05-2019 à 16h58
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Des chercheurs chinois ont récemment modifié l’ADN de macaques rhésus en y implantant le gène MCPH1, impliqué dans le développement cognitif humain, dans le but de renforcer leur mémoire et leur capacité d’apprentissage. Cette expérience fait débat au sein de la communauté scientifique et soulève des questions éthiques.
L'expérience
Des chercheurs chinois de l’Institut de zoologie de Kunming et de l’Académie des sciences de Chine ont modifié l’ADN de onze macaques rhésus dès la formation des embryons, afin d’y introduire une copie du gène humain MCPH1 qui joue un rôle dans la formation de l’intelligence humaine. Pour ce faire, ils ont utilisé la technologie Crispr-Cas9 afin de découper un morceau d’ADN et de l’implanter dans un autre organisme. Cette méthode avait déjà été utilisée chez l’homme, plus précisément sur des jumelles, afin de les immuniser avant leur naissance contre le virus du sida (VIH).
L’objectif de cette expérience est ici de déterminer si cette expérience améliorera la mémoire et la capacité d’apprentissage de ces onze sujets.
Le neuroscientifique Pierre-Marie Lledo a récemment analysé l’expérience dans Le Figaro. Pour lui, "si on montre aux singes comment dévisser un boulon avec une clef à molette, ils sauront le faire et le reproduire. Il y a de fortes chances qu’à terme, s’ils sont entraînés, ces singes s’éloignent de leurs anciens congénères et se rapprochent même des hommes".
L’avis du scientifique
Patrick Laurent PhD, Principal Investigator FNRS, ULB Institute for Neuroscience (UNI), Lab of Neurophysiology
Cette expérience est très intéressante car elle permet de déterminer si le gène MCPH1 est important pour générer le cerveau typique des humains. À court terme, il n’y a pas de quoi dramatiser d’un point de vue éthique. Mais à long terme, de graves questions se posent… Que pensez-vous de cette expérience ?
Il faut tout d’abord la recontextualiser. Certains gènes, tels que ASPM et MCPH1, contrôlent la prolifération et la différentiation neurale pendant le développement. L’homme a un plus gros cortex que les autres mammifères car sa prolifération neurale dure plus longtemps et la différentiation a lieu plus tard. Il a donc été suggéré que ces deux gènes pourraient jouer un rôle clef pour générer le cortex surdéveloppé des humains. Les mutations de ces gènes affectent ces deux paramètres et peuvent donc aussi causer des microcéphalies chez l’homme. Une des caractéristiques des microcéphalies est de réduire la taille du cortex. Se demander si le gène MCHP1 humain est important pour générer le cerveau typique des humains est donc une question très intéressante car elle questionne ce qui fait de nous des humains.
Cette expérience floute-t-elle la frontière entre l’homme et l’animal ?
Il ne faut pas non plus dramatiser cette expérience : notre espèce comporte en effet plus de 20 000 gènes qui interagissent ensemble. Remplacer un gène animal par un gène humain ne transformera donc pas l’animal en humain, il en faudrait plus. Au mieux, ceci rend un aspect précis de la physiologie animale plus proche du fonctionnement observé chez l’humain.
Avez-vous eu vent d’autres expériences visant à introduire un gène humain chez l’animal ?
Par le passé, des souris ont été modifiées pour "humaniser" leur système immunitaire afin d’en faire de meilleurs modèles pour tester les réponses immunitaires. Ces souris ont toujours quatre pattes, des oreilles rondes et une queue. Personne, à part les chercheurs, ne pourrait déceler une différence. De même, les macaques qui ont été modifiés sont fondamentalement des macaques, avec une touche humaine que seuls ces chercheurs peuvent déceler parce qu’ils savent sur quelle fonction le gène introduit agit. Dans le cas présent, en effet, ces macaques ont un développement cérébral qui s’éloigne du développement normal de leur espèce et montre quelques caractéristiques plus humaines mais ce n’est pas pour autant spectaculaire.
Cela ne met-il pas en avant des problèmes éthiques ?
Ce qui pose en effet question dans cette expérience, c’est l’approche utilisée. Surtout lorsqu’on sait qu’il en existe d’autres. Il ne s’agit pas ici de questions liées à la souffrance animale car les singes dont on parle ne souffrent pas de leur modification génétique. Je ne pense pas non plus que cette expérience affecte la dignité humaine car je rappelle qu’il faut changer plus d’un gène pour transformer le singe en homme. Mais la simple possibilité qu’à long terme, on soit capable de générer un animal qui nous ferait nous poser des questions sur sa place parmi l’humanité, est un problème à éviter car elle ouvre un champ de problèmes éthiques terribles. Comment, en effet, considérer une espèce intermédiaire entre l’homme et l’animal ? Cette approche est à éviter à long terme.
Nous, les hommes, nous nous imaginons spéciaux alors que nous ne sommes finalement qu’une innovation récente de la nature dans notre branche évolutive. Ce qui nous donne l’impression d’être spéciaux, c’est notre capacité à appréhender le monde et à le questionner. Il faut donc se rappeler que pour pouvoir découvrir, comprendre ce monde, les scientifiques doivent avoir le droit de se poser le genre de questions que ces chercheurs chinois posent : qu’est ce qui rend notre développement cérébral différent de celui des animaux ? Cette liberté est nécessaire à l’avancement des connaissances. Le travail du chercheur est de réduire cette question générale à une question plus précise (voir si un gène en particulier est important) et de définir le meilleur moyen de remplacer le gène du macaque par celui des humains, ou utiliser un modèle différent moins problématique d’un point de vue éthique. Comme chacun d’entre nous, les chercheurs ont une éthique personnelle, et sont par ailleurs entourés de comités éthiques pluridisciplinaires qui les conseillent et qui doivent approuver leurs projets. Ce genre d’approche n’aurait d’ailleurs probablement jamais été approuvé en Belgique.
L’avis du philosophe
Charles Pence, Chargé de cours à la Faculté de philosophie, arts et lettres de l’UCLouvain, directeur du centre de philosophie des sciences et sociétés
Cette expérience soulève de grands problèmes éthiques car il s’agit d’une expérimentation animale. Ces macaques sont capables de joie, de souffrance, et de douleur. La moitié des sujets est d’ailleurs morte. L’analyse coûts-bénéfices n’en vaut pas la peine.
Cette expérience réalisée sur des macaques floute-t-elle la frontière entre l’homme et l’animal ?
L’objectif de ces scientifiques chinois est tout simplement de produire des singes avec un cerveau situé entre celui de leur espèce et celui de l’homme. La réponse ne pourrait donc être que oui. Mais, selon moi, bien qu’il soit important de reconnaître les capacités particulières de l’homme, et que ces singes ne peuvent être qualifiés d’humains, on peut être complètement horrifié par cette expérience. L’un des auteurs de la nouvelle étude a déclaré qu’il existait une différence suffisante pour prétendre que la recherche ne pose pas de problèmes éthiques car les sujets sont des macaques et non des grands singes. Rien ne peut justifier un tel écart de considération d’un point de vue éthique entre deux espèces si proches dans leur évolution. Bien au contraire. Nous apprenons peu à peu que les singes et les grands singes (ainsi que chez les céphalopodes) ont une vie intérieure extrêmement riche. Je suis persuadé qu’ils sont capables de joie, de souffrance, et de douleur. Cela suffit selon moi à établir des problèmes éthiques, même si nous ne devons pas nous inquiéter de l’arrivée d’une future "Planète des singes".
Voyez-vous un intérêt à cette expérience ?
J’y vois des problèmes d’éthique "classiques" liés à l’expérimentation animale. Il est probable que dans certains domaines de recherche, comme par exemple l’étude sur la transmission du VIH, l’utilisation du singe comme modèle animal présente des réels avantages. Mais il faut toujours évaluer s’il existe une alternative et si les connaissances que l’on peut acquérir "valent la peine" de faire mal aux animaux. Cette expérience vise à implanter un gène humain qui joue un rôle dans le développement du cerveau des singes. La question scientifique abordée est d’une grande importance : quelles sont les étapes de l’évolution du cerveau humain ? Pourquoi sommes-nous si distincts ? C’est un sujet absolument central de l’évolution humaine. Mais comment cette expérience pourrait-elle vraiment l’aborder ? Les macaques ont divergé de notre dernier ancêtre commun il y a environ 23 millions d’années. Ils ont énormément évolué depuis, tout comme les humains. Aujourd’hui, on introduit un seul gène humain chez des singes, dans le seul but d’améliorer leur capacité de mémoire à court terme, ce que l’on ne peut pas encore affirmer. Il ne faut pas oublier que la moitié des macaques ayant participé à l’expérience est morte. Ainsi, nous ne savons pas encore si l’expérience éclairera l’évolution humaine. Mais, étant donné les grands problèmes éthiques que cette expérience soulève, il est inimaginable que l’analyse coûts-bénéfices puisse finalement être positive.
Sur quoi se fonde la dignité humaine ou animale ? Est-ce justement sur la capacité cognitive de ces espèces ?
J’ai déjà évoqué la capacité émotionnelle, la vie riche des animaux. Il ne faut pas être un fervent défenseur de l’utilitarisme pour partager l’opinion du fondateur de cette doctrine éthique, Jeremy Bentham. Ce dernier a écrit : "La question n’est pas, peuvent-ils raisonner ? Ni, peuvent-ils parler ? Mais, peuvent-ils souffrir ?" Cette question est selon moi fondamentale.
Philosophiquement, cette expérience aborde-t-elle de nouvelles questions ?
Dans l’ensemble, non. Comme je l’ai dit, il y existait déjà de nombreuses raisons éthiques pour ne pas réaliser une expérience comme celle-ci. Mais il est vrai que cette affaire nous incite à nous tenir au courant des évolutions dans le domaine des sciences. Pour le moment, ces expériences ne visent pas à créer de nouveaux êtres capables de pensées et de raisonnement mais, si c’est le cas un jour suite aux évolutions de l’intelligence artificielle ou de la biotechnologie, cela pourrait nous mener vers un nouveau monde, et nous devrons être prêts.