Comme la Flandre, devons-nous mettre fin au vote obligatoire ?
Publié le 01-10-2019 à 09h43 - Mis à jour le 01-10-2019 à 11h09
La Flandre (grâce à l’accord entre N-VA, CD&V et Open VLD) va supprimer l’obligation de vote aux élections communales et provinciales . Au nom de la préservation de la démocratie, les arguments se croisent.
Oui pour Vincent Laborderie, politologue à l’UCLouvain
La Belgique est un des rares pays à encore l’imposer. Pourquoi conserver cette obligation qui est de moins en moins respectée, ou sanctionnée ? Obliger les gens antisystème à aller voter, c’est favoriser les votes pour le Vlaams Belang et le PTB.
En Flandre, l’obligation de vote a été supprimée pour les élections communales et provinciales. N’est-ce pas un coup dur porté à notre démocratie ?
Posons le débat : on ne remet pas en question le droit de vote mais bien l’obligation de vote. Cette obligation est une quasi-exception en Europe que seuls quatre pays dont la Belgique (avec le Luxembourg, la Grèce et le Danemark) imposent encore. Il n’est donc pas incongru de considérer que cette obligation ne soit pas une bonne chose. Le vote obligatoire a d’ailleurs été supprimé en 1970 aux Pays-Bas et aucun pays ne l’a récemment imposé.
N’est-ce pas un devoir civique, chèrement acquis, qu’il convient de préserver ?
Au niveau philosophique, distinguons l’obligation (légale avec des sanctions à l’appui) et le devoir (moral). À partir du moment où il y a une obligation, le devoir n’existe plus. Si nous avons l’obligation de faire le bien, nous n’avons plus de questionnement moral sur le devoir - ou non - de faire le bien. Dès lors, on ne fait que subir. Pour le vote, c’est justement parce que c’est un devoir civique qu’il faut éviter de l’ériger en obligation. Obliger n’est jamais motivant, demandez à des jeunes qui doivent aller à l’école. Enfin, cette obligation ne se prête guère à la nécessité actuelle de réenchanter la politique.
Le vote obligatoire fut instauré en 1893 en Belgique pour lutter contre l’abstention. N’est-ce plus le cas ?
Malgré l’obligation, la Belgique connaît de nos jours un taux d’abstention conséquent. Aux dernières élections (mai 2019), la Région de Bruxelles affichait 16,5 % d’abstention auxquels on peut ajouter 6,7 % de votes blancs. En Wallonie, les abstentions augmentent d’élection en élection. Le message envoyé aujourd’hui est bizarre : voter est une obligation légale mais il n’y a pas de sanctions pour ceux qui, de plus en plus nombreux, contreviennent à la loi. Ce n’est pas la meilleure leçon civique adressée à un Belge de 18 ans. En Belgique, on parle peu d’abstention, on questionne peu ses chiffres. Par contre, dans des pays où le vote n’est pas obligatoire, l’abstention est mesurée, ses statistiques sont un enjeu de débats et s’avèrent être un thermomètre de la démocratie, une manière de voir le fossé entre les citoyens et le monde politique. Ici, le principe du vote obligatoire nous prive de ce thermomètre.
Pourquoi le gouvernement flamand (N-VA, Open VLD et CD&V) a-t-il pris cette mesure maintenant ?
L’obligation de vote instaure un mécanisme singulier. Des gens antisystème et contre "les politiques, tous pourris" vont voter parce qu’obligés. Sans obligation, ils resteraient chez eux. On considère en Flandre (Open VLD et N-VA surtout) que le vote obligatoire favorise le Vlaams Belang, lequel recueille largement les votes protestataires et non d’adhésion. En mai 2019, le Belang a fort augmenté grâce à, outre les votes antisystème, une campagne sur les réseaux sociaux ciblant des sujets concrets comme la défense des animaux ou un abaissement de l’âge de la pension. Le vote obligatoire a un effet mécanique qui abaisse le niveau du débat. Pour convaincre des gens qui ne s’intéressent pas à la politique et n’ont pas a priori envie de voter, les arguments - souvent en une phrase - ne doivent pas être trop compliqués. Ce type de séduction amène des choix peu éclairés.
Supprimer l’obligation de voter, n’est-ce pas favoriser les gens les plus éduqués ?
Pas les plus éduqués mais les plus intéressés par la politique. On a le droit de ne pas s’y intéresser. Obliger ces personnes désintéressées à voter, c’est les amener à voter avec des raisons légères.
Bruxelles, Wallonie ou le fédéral pourraient-ils suivre ?
À part le MR, les partis francophones sont assez braqués sur la question, partant de l’idée que les classes populaires voteraient moins en cas de suppression de l’obligation de vote. Ce n’est pas faux. Mais il n’est pas vrai que ces classes populaires votent pour des partis de gauche.
Ne pourraient-ils pas prendre une telle mesure pour contrer la montée du PTB ?
Tout à fait. PTB et Vlaams Belang diffèrent mais communiquent de façon similaire sur quelques sujets très concrets, peu développés, avec émotion et qui jouent sur le ras-le-bol.
Entretien : Thierry Boutte
S’abstenir, un acte politique ?
"S’abstenir est un acte politique qui délégitime le processus politique. Si tous, nous nous abstenions de voter, le Parlement européen ne pourrait pas siéger faute de députés et donc légiférer. Ce serait forcément un grand pas vers la liberté."
Extrait de "10 arguments contre le vote obligatoire aux élections" , par Bertrand Lemennicier, économiste français, professeur ém. de l’Université Paris Sorbonne.
Non pour Vincent Delcorps, chercheur pour le centre "Avec" et professeur d’histoire à l’UCLouvain
Le vote obligatoire permet à chacun de se sentir concerné par la vie politique, mais aussi d’accroître la représentativité. C’est parfois l’unique moyen qu’ont les personnes les plus précarisées de s’exprimer. Il maintient le lien déjà fragile entre citoyens et politiques.
Faut-il maintenir l’obligation de vote ?
Oui. Il y a des enjeux fondamentaux liés à cette question. Le premier, c’est de montrer que la vie publique concerne tout le monde et que chacun a dès lors un rôle à y jouer. Le minimum, c’est ce vote obligatoire. Ce n’est pas grand-chose mais, pour certains, ce sera la seule chose. Il serait regrettable qu’elle soit supprimée. Ensuite, le vote obligatoire permet d’accroître la représentativité. S’il y a 80 % de gens qui votent, ce sera toujours mieux que s’il n’y en a que la moitié. Cela permettra d’avoir un Parlement plus représentatif de l’ensemble de la population. Pour continuer, le vote obligatoire est également une question sociale. Certaines études donnent à penser que si l’obligation de vote est supprimée, ce seront plutôt les personnes précarisées ou marginalisées qui vont avoir tendance à s’abstenir et à ne pas se déplacer. C’est une manière de rappeler que face à l’isoloir, tous les hommes sont égaux parce qu’un homme vaut une voix. Y compris le plus petit, le plus pauvre, celui qui ne s’exprimera jamais autrement. Si ces précarisés se déplacent moins, il y a un risque que les politiques, eux aussi, se déplacent moins auprès de ces populations. Enfin, on sait bien que la question du lien de confiance entre les politiques et les citoyens est très compliquée. Ce lien est très fragile. On parle plutôt de méfiance et de désintérêt. Dans ce contexte-là, supprimer l’obligation de vote, c’est supprimer un lien qui existe entre les citoyens et les politiques. Cela revient à ne pas contribuer à rendre vivante notre démocratie.
Certains disent que l’obligation du droit de vote a profité au Vlaams Belang lors des dernières élections…
Je ne préfère pas m’avancer sur cette question. Il faudrait que des études approfondies lui soient consacrées pour faire cette affirmation. Cependant, nous pouvons dire que la question de l’obligation de vote est souvent instrumentalisée. Elle a été traitée en fonction des bénéfices possibles. Les partis au pouvoir se sont souvent demandé si la modification de l’obligation de vote allait aller dans leur intérêt ou non. En 1893, lors de l’octroi du suffrage universel, un certain nombre de personnes au pouvoir, notamment les catholiques, se sont demandé si ce suffrage universel, non accompagné d’une obligation de vote, pouvait donner un avantage aux extrêmes, représentés à l’époque le Parti ouvrier belge (POB). En effet, ils estimaient que si le vote n’était pas obligatoire, il y avait un risque que les plus modérés ne se rendent pas aux urnes. Le vote a donc été rendu obligatoire.
La Flandre vient de lever l’obligation de vote aux communales. Pensez-vous que le nombre de votants diminuera fortement au prochain scrutin ?
Il faut se méfier de cette décision. Pour des personnes éloignées du monde de la politique, les élections communales représentent le niveau le plus proche, le plus facile d’accès, qui peut être aussi le plus compréhensible. Les personnes que l’on va élire au sein du conseil communal sont des personnes que l’on connaît parfois personnellement. Modifier les règles au niveau communal, c’est adresser un mauvais signal et déforcer ce qui, justement, peut favoriser le lien entre le citoyen et la politique. Il ne faut pas oublier que le scrutin communal est celui auquel les étrangers peuvent voter. Là aussi, c’est leur adresser un signal négatif. Il est vrai que ce n’est pas parce qu’il y a une obligation de vote que tout le monde vote. Au niveau européen, en mai 2019, 88,47 % des électeurs belges ont voté. En Slovaquie, c’est l’autre extrême, ils étaient 22,74 % à voter. Au niveau législatif, lors des dernières élections, 1 390 000 personnes ne se sont pas exprimées clairement lors du vote. Soit parce qu’elles ne se sont pas déplacées (11,62 % des électeurs) soit parce qu’elles ont remis un bulletin soit blanc, soit nul (5 %). Cela montre donc que l’obligation est un puissant incitant à se déplacer, à aller voter. On peut imaginer que, dans cinq ans, le taux de participation aux élections communales en Flandre sera tout de même moins important que ces dernières années.
Entretien : Louise Vanderkelen
Gare aux amendes
Le vote est obligatoire . En Belgique, "le vote est obligatoire et secret" depuis 1893. Par conséquent, un citoyen qui ne se rend pas aux urnes peut être sanctionné d’une amende de 40 à 80 euros et jusqu’à 200 € en cas de récidive. Si l’électeur s’est abstenu à quatre reprises dans un délai de 15 ans, il sera rayé des listes électorales pour dix ans, et ne pourra, durant ce laps de temps, recevoir de nomination, de promotion ou de distinction d’une autorité publique.