Est-il normal que la France soit si seule au Sahel ?
Publié le 29-11-2019 à 09h37 - Mis à jour le 29-11-2019 à 09h55
Lundi, 13 soldats français sont morts au Mali . Ils participaient à l’opération Barkhane qui combat le djihadisme au Sahel. Si d’autres pays s’investissent progressivement, c’est la France qui assure la grande majorité des opérations de combat. Paris le regrette. À raison?
Vu de France par Michel Goya, ancien officier et historien de la guerre (1)
L’opération Barkhane est importante pour éviter une recrudescence du djihadisme. Et les Européens pourraient s’impliquer davantage aux côtés des Français. Mais il est difficile de se coordonner sur le continent, tant les cultures divergent en matière de Défense.
Dans quel état serait le Sahel, et plus largement l’Afrique de l’Ouest, sans le déploiement militaire français à travers l’opération Barkhane ?
L’opération Barkhane a pour principal objectif de maintenir la pression sur les organisations djihadistes. Grâce à l’opération Serval en 2013 et 2014, nous avions pu détruire des bases au nord du Mali, et libérer des villes. L’objectif désormais, avec Barkhane, est donc de maintenir la pression pour empêcher la reconstitution de grandes bases djihadistes, ou l’occupation de villes importantes. Cette opération évite que la région entière, le Mali, le Burkina Faso, mais aussi jusqu’au golfe de Guinée, ne soit menacée. Même si on n’a pas les moyens de détruire totalement ces organisations qui sont très incrustées dans la population et qui ont des relais à l’étranger, Barkhane se présente donc comme une opération importante.
La sécurisation de cette région est-elle un enjeu français ou européen ?
Un enjeu européen. Barkhane est la clé de voûte du dispositif du maintien de la sécurité dans cette région. Si l’armée française part, tout s’écroule. Néanmoins, il est difficile de savoir à quel point serait touchée l’Europe si cette région retombait dans les mains des djihadistes. Ces gens-là sont d’abord, depuis les années 80, les ennemis particuliers de la France. Et cela est dû notamment à notre passé colonial. Mais les autres pays devraient aussi se méfier d’une nouvelle émancipation djihadiste en Afrique de l’Ouest. L’histoire récente a montré que tous les pays sont sous la menace du djihadisme. Sans oublier, à nouveau, que cela pourrait avoir un impact dangereux sur l’équilibre des pays voisins, ainsi que sur la migration par exemple.
Considérez-vous également qu’il y a un déséquilibre entre l’investissement français, et l’investissement bien moindre des autres nations européennes ?
Oui, et ce déséquilibre prend différentes formes. Avant tout, les pays européens ne partagent pas une vision politique identique de la situation. Pour beaucoup, le Sahel n’est pas une priorité. Je pense notamment aux pays de l’est de l’Europe qui sont davantage inquiets par la menace russe. D’autres considèrent que ce qui s’y joue est d’abord l’affaire des anciennes puissances coloniales. Certains pays ne se sentent donc pas concernés. Mais ce déséquilibre se manifeste aussi d’un point de vue militaire. En Europe, en fonction des différents pays, les cultures sont très différentes lorsqu’il s’agit d’envisager les stratégies militaires. Il est donc difficile d’envisager une stratégie européenne cohérente. Aujourd’hui, seuls les Britanniques et les Français combattent et ont des hommes qui tombent au combat. Même si tous les pays se sentaient concernés par la problématique, nous aurions là, de par les divergentes stratégies militaires, une autre forme de contrainte rendant difficile un investissement commun.
D’autres nations apportent tout de même un soutien logistique, ou s’investissent dans la formation des armées locales…
Oui, c’est une aide réelle, mais qui se situe toujours en périphérie des combats, et qui ne concerne donc pas toujours le cœur du sujet. L’Allemagne se concentre ainsi sur la formation, mais celle-ci a des limites. Si en Mauritanie, la formation de l’armée locale a porté des fruits, ce ne fut pas du tout le cas au Mali. Vous avez beau former des militaires, si l’État est trop faible - comme c’est le cas au Mali - pour organiser son armée ou payer ses hommes, la formation ne sert pas à grand-chose.
Comment sortir de ce déséquilibre ?
On pourrait doubler les moyens alloués à Barkhane et en faire une mission européenne, mais pour les raisons que je viens d’évoquer, je pense que ce sera difficile. Je pense dès lors que le cœur du sujet, au Mali, est politique et diplomatique. Il serait utile que les États européens soutiennent la France pour accroître la pression sur l’État malien, et faire en sorte qu’il se renforce et soit capable de sortir de la corruption, d’administrer son armée… Transformer l’État malien est un enjeu délicat, car nous nous situons à la frontière de l’ingérence. Mais je pense que cet objectif est fondamental aujourd’hui.
Entretien : Bosco d’Otreppe
(1) Auteur de "S’adapter pour vaincre. Comment les armées évoluent", Perrin, 2019.

Vu de Belgique par Michel Liégeois, professeur et président de l’Institut des sciences politiques Louvain-Europe de l’UCLouvain
L’engagement militaire français au Sahel résulte de liens historiques, contractuels et d’intérêts stratégiques. Mais aujourd’hui, il y a aussi la lutte contre le terrorisme. La France est à bout de souffle et porte à elle seule le fardeau sécuritaire dans la région du Sahel.
Comprenez-vous aujourd’hui que l’armée française puisse se sentir abandonnée dans le désert du Sahel ?
Je pense que le terme d’abandon n’est pas très adapté, car l’abandon suppose qu’il y a eu un engagement préalable. Or, ici, à ma connaissance, aucun État européen ne s’est engagé. Ce que l’on reproche plutôt aux autres pays européens, c’est l’absence d’engagement. La France prend à sa charge une part disproportionnée du fardeau des enjeux de sécurité au Sahel, cela me semble évident.
Comment expliquez-vous ce déséquilibre ?
L’engagement français au Sahel résulte de liens historiques avec la région. Il résulte d’obligations contractées par traités - des accords de défense qui lient la France à des pays du Sahel - et de la défense d’intérêts stratégiques français importants. Je pense notamment aux intérêts en termes d’extraction du minerai d’uranium au Niger. On peut faire une liste très longue des intérêts qui justifient cet engagement français.
Quels sont ces intérêts ?
Je pense au lien colonial. Il a pris fin avec l’indépendance des différents États de la région mais cela n’a évidemment pas coupé tous les liens humains qui persistent aujourd’hui. De très nombreux Français résident dans cette région. On retrouve aussi des liens économiques : de nombreuses entreprises françaises ont investi dans la région et y sont présentes. Et aussi des liens politiques, au niveau monétaire par exemple. Je pense au franc ou au franc CFA qui sont des héritages de la période coloniale. Enfin, la France est aussi liée à la région par la communauté de langue. C’est un élément fondamental. La France est donc bien plus concernée par la détérioration de la sécurité dans la région parce que l’impact est immédiat sur ses intérêts, sur la sécurité de ses ressortissants et sur l’activation de liens politiques et sécuritaires. Les autres pays européens ne sont pas impliqués de la même façon et sont moins francs à dégager des ressources, à prendre des risques, et à partager le fardeau de la sécurité. Pourtant, le terrorisme est un problème mondial. Les Américains l’ont bien compris et déploient des forces militaires de plus en plus importantes dans la région.
La Belgique, elle, n’engage pas de véritables forces armées, mais envoie plutôt des militaires en renfort logistique.
Tout à fait. Depuis maintenant un peu plus de vingt ans, la Belgique connaît des conditions très restrictives concernant l’envoi de troupes en Afrique. Il y a des problèmes budgétaires : l’envoi de troupes est extrêmement coûteux. Si on le fait dans le cadre des Nations unies, on est partiellement remboursés. Si on le fait dans le cadre d’une simple coopération multinationale, c’est à charge des pays.
Justement, que pensez-vous de l’idée de créer une Europe de la Défense pour aider les Français à vaincre le terrorisme au Sahel ?
La question doit se poser, mais cela va nécessiter des actes. Il existe deux catégories de décisions qui sont politiquement très difficiles. La première concerne le fait d’accorder un budget suffisant à la Défense, de donner les moyens pour pouvoir intervenir sur ce type d’opérations dans des conditions de sécurité maximales pour nos soldats. La deuxième consiste à accepter le risque de perdre des hommes et d’en assumer les conséquences. Il ne s’agirait plus d’aides logistiques. Aujourd’hui, les gouvernements n’assument plus ce type de risques.
Si cela ne tenait qu’à vous, engageriez-vous des troupes européennes pour venir en aide aux Français ?
Je pense que cela doit faire partie d’une stratégie plus globale. S’il s’agit seulement d’ajouter des effectifs dans le cadre actuel, cela ne résoudra pas le problème. Cette stratégie doit englober des configurations socio-économiques, environnementales, politiques, etc. Il y aurait évidemment un volet militaire, mais ce dernier ne sera soutenable dans la durée que si un certain nombre de pays y participent. La France est à bout de souffle et ne va pas pouvoir tenir ses engagements militaires seule pendant encore dix ans.
Entretien : Louise Vanderkelen