Devons-nous prolonger les centrales nucléaires après 2025 ?
Publié le 03-12-2019 à 09h45 - Mis à jour le 03-12-2019 à 15h55
À la COP25 , c’est l’ennemi numéro un du climat. Les gaz à effet de serre (GES) qui font monter la température seront au centre des négociations sur la lutte contre le réchauffement. Le prolongement provisoire du nucléaire est-il une partie de la solution ?
Oui pour Jean-Pascal van Ypersele, professeur de climatologie à l’UCLouvain. Ancien vice-président du Giec
La Belgique est trop en retard par rapport à ses objectifs de réduction de gaz à effet de serre. Prolonger deux centrales nucléaires pendant cinq ans permettrait de ne pas construire de nouvelles centrales au gaz et d’accélérer la mise en œuvre des énergies renouvelables.
La Belgique compte sept réacteurs nucléaires pour produire de l’électricité. La loi de 2003 modifiée en 2013 et 2015 prévoit l’abandon de ce nucléaire en 2025. Pourquoi faudrait-il garder des centrales ?
La loi de sortie du nucléaire s’inscrit dans un contexte très vaste, celui du dérèglement climatique. Le fait de préserver quelques années deux-trois centrales nucléaires est une question secondaire dans notre situation d’urgence climatique. La Belgique est en effet très en retard par rapport à ses objectifs de réduction de gaz à effet de serre qui, insuffisants, vont inévitablement être renforcés par l’Union européenne prochainement. Or, le plan de la loi de sortie n’est pas de remplacer nos centrales nucléaires par de l’énergie renouvelable. Non, le plan dans les cartons de la ministre fédérale de l’Énergie est de construire de nouvelles centrales au gaz. Même si cette énergie fossile pollue moins que le charbon, il faut l’éviter.
Les politiques devraient-ils changer la loi de sortie du nucléaire ?
À des conditions strictes et plus vastes en même temps. Le maintien de centrales nucléaires pendant quelques années ne pourrait se faire qu’au profit - et c’est la seule condition - d’une accélération de la mise en œuvre des énergies renouvelables et des efforts pour réduire notre consommation d’énergie. Là sont les priorités. Nos objectifs concernent certes l’électricité mais aussi les autres secteurs. Les bâtiments ne doivent plus être des passoires énergétiques. Ce système de transport augmentant chaque année le nombre de voitures et qui élargit les routes ne peut plus durer. Et qu’on ne s’imagine pas résoudre le problème climatique en se bornant à prolonger deux centrales de quelques années. On se retrouverait en 2030 dans la même situation qu’aujourd’hui, à savoir dans une impréparation complète. Non, cela ne peut se concevoir que dans une politique énergie-climat cohérente et dynamique qui cherche des synergies entre tous les secteurs.
Combien d’années durerait ce prolongement ?
Je vous renvoie à la note 32 de bas de page (une note de minorité - p. 29) dans le rapport de la commission énergie 2030 . Ma position de 2006-2007 n’a pas changé. Je parlais à cette époque d’une prolongation de cinq ans à condition que la sécurité soit assurée et en utilisant le mécanisme dit de "Borssele", du nom de cette centrale aux Pays-Bas dont la taxe payée par l’exploitant est directement utilisée pour développer les énergies renouvelables. À l’époque, je me suis aussi clairement opposé à la construction d’une nouvelle centrale nucléaire, ce qui n’a aucun sens.
N’y a-t-il pas un problème d’obsolescence de nos centrales et donc de sécurité ?
Mon plaidoyer pour la prolongation de quelques centrales est lié à une sécurité garantie par les autorités compétentes.
Quelles centrales ?
Le deux qui sont dans le meilleur état.
Une telle prolongation serait une bonne nouvelle pour Engie Electrabel.
Il ne faut pas laisser les exploitants de ces centrales s’enrichir indûment. Ils devraient être davantage taxés, taxe qui doit aider à financer la transition énergétique plus large. Sachez que pour ma part, je suis complètement indépendant. Des personnalités officielles m’avaient prévenu en 2007 que je pourrais avoir des problèmes dans ma promotion à l’UCL si je publiais la note 32 dans le rapport de la commission énergie 2030. Autant vous dire que ce fut une raison de plus de la publier. Maintenant je ne suis pas sûr qu’Engie Electrabel soit si enthousiaste à l’idée d’une augmentation de la taxation sur la rente nucléaire que le gouvernement actuel avait baissée.
Reste la question des déchets nucléaires.
Garder deux centrales ouvertes cinq années de plus ne va pas changer fondamentalement la nature du problème de la gestion des déchets radioactifs. Cette question tellement sérieuse, en suspens depuis si longtemps, est, elle aussi, léguée aux générations futures. Il faut qu’on se saisisse et règle ce problème une fois pour toutes.
Entretien : Thierry Boutte
Trop lente, l’électricité verte
Dans la perspective d’un monde ‘écarboné’, l’électricité s’impose comme la forme d’énergie du futur, sa demande ayant augmenté de près de 70 % depuis 2000 et comptant à présent pour 20 % de la consommation totale d’énergie. L’électricité continue d’être produite majoritairement à partir de combustibles fossiles (64,5 % en 2017). L’augmentation de la production d’électricité ‘verte’ est trop lente pour répondre aux besoins énergétiques croissants et n’a assuré qu’un peu moins de 60 % de la hausse de la consommation de 2016 à 2017, le reste étant fourni par les combustibles fossiles." Extrait d’une opinion d’Arnaud Paquet , ingénieur mécanicien spécialisé en énergie ( LLB du 5/11/2019)
Non pour Francis Leboutte, ingénieur civil et président de l’ASBL "Fin du nucléaire"
Maintenir des centrales nucléaires et investir dans leur entretien après 2025 est un pari insensé et extrêmement dangereux d’un point de vue écologique et sanitaire. Il faut investir cet argent dans des énergies plus efficaces, moins nocives pour l’homme et la planète.
Que pensez-vous du souhait du climatologue Jean-Pascal van Ypersele de maintenir quelques centrales nucléaires en Belgique après 2025 ?
Je le considérais comme un scientifique de haut vol, et je suis relativement déçu face à son attitude qui me semble, au contraire, très peu rigoureuse et très peu scientifique. Dans son discours, il sous-entend que le nucléaire ne produirait pas ou très peu de gaz à effet de serre. Cela ne tient pas la route. Il suit le rapport du Giec, dont il était l’ancien vice-président et qui, dans ses annexes, place la production de gaz carbonique par la filière de l’éolien au même pied que le nucléaire… Cela ne tient selon moi absolument pas la route. Ces chiffres-là sont d’ailleurs issus des données de l’AIEA, l’Agence internationale pour l’énergie atomique. Il s’agit du premier lobby du nucléaire, extrêmement bien placé au sommet de la structure de l’Onu.
Vous estimez donc qu’il faut sortir du nucléaire le plus rapidement possible.
Tout à fait. Le nucléaire est une énergie du passé qui n’aurait jamais dû être mise en œuvre. Elle a été créée parce que les opérateurs ont été déresponsabilisés. C’est-à-dire qu’en cas d’accident nucléaire, ils ne sont pas tenus de payer les pots cassés qui seront à mettre sur le compte des citoyens. Aucune assurance n’a d’ailleurs été prise et aucune compagnie d’assurances ne souhaite assurer le nucléaire. Nous vivons sous la menace perpétuelle d’un accident nucléaire grave qui peut se produire ici en Belgique où n’importe où dans le monde. Il y en a déjà eu trois alors qu’au départ, on nous disait qu’il n’y en aurait quasi jamais. À ce rythme-là, on est certains d’en connaître d’autres dans les années à venir, car le risque augmente bien évidemment avec le temps qui passe. Les réacteurs ont été conçus au départ pour trente ans. Aujourd’hui, ils ont une quarantaine d’années en Belgique. Certains sont en très mauvais état, remplis de microfissures. Il serait temps d’arrêter ce jeu extrêmement dangereux qu’on a commencé il y a bientôt soixante ans. Maintenir les centrales et investir dans leur entretien est un pari insensé. N’oublions pas les réacteurs de Doel 1 et Doel 2 qui sont restés à l’arrêt durant dix mois l’année dernière à cause d’une fuite dans le circuit primaire.
Mais le nucléaire n’est-il pas la source la moins chère d’énergie ?
Cela dépend de l’angle avec lequel on considère les choses. Il est vrai que les centrales ont été payées très rapidement, rubis sur l’ongle, par les citoyens. Tant que les centrales fonctionnent, elles rapportent beaucoup d’argent aux opérateurs. Désormais, la note est réglée et on peut les considérer comme étant une source d’électricité bon marché. Mais attention, si on devait installer une nouvelle centrale nucléaire, le prix de l’énergie produite par cette dernière serait deux fois plus élevé que celui des filières de l’éolien ou du photovoltaïque. On serait à plus de 100 euros pour un mégawatt nucléaire, contre 50 pour les énergies vertes. Il n’y a pas photo.
La filière nucléaire est-elle selon vous une aberration écologique ?
Bien sûr, et même sanitaire. Comme je l’ai dit plus haut, le risque majeur d’un accident grave persiste. De plus, la situation sanitaire est encore très grave à Tchernobyl, mais on n’en parle pas. Il ne faut pas oublier non plus que la filière nucléaire produit des gaz à effet de serre tout au long de son cycle de vie. Je pense notamment à l’extraction des minerais d’uranium qui demande beaucoup d’énergie et qui provoque aussi l’émission de radioactivité. Une telle émission se produit aussi lors de la phase de purification, d’enrichissement, et de la fabrication du combustible. C’est extrêmement grave : les rayons ionisants menacent notre santé et plus particulièrement notre bagage génétique. Depuis les années 1950, les généticiens redoutent que les radiations provoquent des modifications de notre bagage génétique, de notre ADN, et que ce dernier, défectueux, se transmette de génération en génération, de façon irréversible. C’est un risque majeur. Il serait temps que l’on arrête cela.
Entretien : Louise Vanderkelen
La prolongation de Doel 1 et 2
En mai dernier, Patrick Gaussent, le directeur financier d’Electrabel, avait déclaré à l’Écho que la prolongation des centrales nucléaires n’était pas rentable : "Quatre réacteurs ne sont pas prolongeables […] Il s’agit de Doel 3 et Tihange 2, touchés par des inclusions, et de Doel 1 et 2, qui pourraient se voir imposer des normes sismiques plus strictes à l’avenir." Electrabel a alors fait passer un test de dépréciation aux réacteurs. "Et ce test nous a montré que nous allions perdre, d’ici à 2020, quelque 200 millions d’euros sur la prolongation de Doel 1 et 2, qui s’accompagne d’un investissement de près de 700 millions d’euros" , avait-il conclu.