Le label Unesco : une reconnaissance tout bénéfice ou une instrumentalisation politique ?
Publié le 10-12-2019 à 18h24 - Mis à jour le 24-02-2020 à 18h46
D’un côté, l’Ommegang, événement folklorique bruxellois, est désormais inscrit sur la liste du Patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco. De l'autre, le carnaval d’Alost demande de ne plus y figurer. Mais existe-t-il de réels avantages à être reconnu par l'Unesco ?
Oui pour Mechtild Rössler, Directrice du Centre du patrimoine mondial de l’Unesco (et Secrétaire de la Convention de 1972)
Une telle reconnaissance internationale entraîne des bénéfices financiers grâce au tourisme, économiques grâce à la création d’emplois mais aussi culturels car elle permet à certaines traditions de ne pas se perdre.
Quels sont les intérêts à ce qu’un site culturel ou naturel soit inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco ?
Il doit s’agir d’un patrimoine d’une valeur universelle exceptionnelle. L’Unesco établit des critères stricts pour la sélection des candidats à la liste. Celle-ci est donc totalement sélective. Je pense par exemple au Taj Mahal, au parc national du Serengeti en Tanzanie, aux îles Galapagos, au Machu Picchu, etc. Énormément pays souhaitent inscrire des sites afin d’en attirer des bénéfices. Un site classé peut en effet devenir le véritable moteur d’un développement régional. À la fois grâce au tourisme car le site devient alors très connu du grand public mais aussi parce qu’une reconnaissance au patrimoine mondial de l’Unesco implique aussi une restauration du site en question. Viennent ensuite la création d’hôtels dans les environs et l’installation de l’industrie culturelle qui va y développer des boutiques de souvenirs. Sans oublier que les sites sont souvent soutenus financièrement dans leur gestion au niveau national. En ce qui concerne les sites reconnus qui se trouvent dans les pays en voie de développement et qui ne peuvent financer les plans de gestion des sites, l’Unesco apporte son aide grâce au Fonds du patrimoine mondial.
Si les touristes se rendent en trop grand nombre sur les sites reconnus et les dégradent, l’Unesco a-t-elle aussi un rôle à jouer pour protéger son patrimoine ?
Oui, absolument. Il est du rôle du Comité du patrimoine mondial, une instance intergouvernementale, de veiller sur l’état de conservation des sites. Ce comité a lancé un programme qui s’appelle “Pour un tourisme durable pour les sites du patrimoine mondial” et qui a pour objectif d’aider les différents sites à mieux gérer le tourisme. Lorsque vous prenez l’exemple du Machu Picchu, vous remarquez que tous les touristes s’y rendent de Cuzco en train et débarquent tous à 11h sur le site. Entre cette heure-là et 14h, le site est donc plein à craquer de touristes. On fait face au même problème sur le site de la Tour de Pise. L’Unesco aide les sites à mieux gérer leur tourisme : tant à travers le temps qu’à l’espace.
Entretien : Louise Vanderkelen
Oui pour Rudi Vervoort, Ministre-Président (PS) du Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale
En quoi l’inscription de l’Ommegang au patrimoine culturel immatériel de l’humanité est une bonne chose ?
L’Ommegang véhicule une image positive de la Région bruxelloise et de ses habitants. La décision de l’Unesco permettra de renforcer l’identité locale et les liens sociaux et communautaires entre les habitants de la ville et de la Région, créant un esprit de solidarité et de fraternité entre les participants et les spectateurs. L’élément est pratiqué non seulement par des francophones, mais aussi par des néerlandophones habitant Bruxelles et les environs, ainsi que par des communautés d’immigrés. Sa reconnaissance contribuera au dialogue entre ces communautés. Par ailleurs, l’inscription de l’Ommegang garantira la visibilité du patrimoine culturel immatériel aux niveaux local, national et international. Elle contribuera aussi de manière importante à sensibiliser à l’importance du patrimoine culturel immatériel en milieu urbain.
Entretien : L.V.
Oui pour Ans Persoons, Échevine (change.brussels-sp.a) de l’Urbanisme et des Espaces Publics de la Ville de Bruxelles
Existe-t-il des intérêts pour un site historique ou pour une tradition folklorique d’être inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco ?
Bien sûr. Il s’agit d’une grande fierté car cela implique une reconnaissance internationale et de ce fait, une stimulation pour le tourisme. C’est le cas à Bruxelles. En ce qui concerne les sites historiques, leur inscription au patrimoine mondial permet d’une part, une visibilité et d’autre part, une protection de ces sites que l’organisation considère comme exceptionnels. Par exemple, l’inscription de la Grand-Place de Bruxelles au Patrimoine mondial de l’Unesco assure une pérennité du patrimoine dans le temps à travers une gestion du site exigée par l’Unesco. À cet égard, la Ville de Bruxelles a développé un plan de gestion, qui dure six ans. En ce qui concerne le patrimoine immatériel, sa reconnaissance assure la transmission des connaissances et du savoir-faire pour les générations futures.
Entretien : L.V
Le carnaval d’Alost concerné par la réunion annuelle de l’Unesco
La réunion annuelle du Comité intergouvernemental de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel se tient actuellement et jusqu’au 14 décembre à Bogota, en Colombie. Pendant six jours, les membres du Comité feront le point sur l’évolution récente de la mise en œuvre de la Convention. Le Comité examinera ainsi des directives sur la meilleure façon de sauvegarder le patrimoine vivant dans les situations d’urgence. Dans le cadre du suivi des éléments inscrits sur les listes de la Convention, le Comité évoquera aussi le cas du Carnaval d’Alost, inscrit sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel en 2010. Le Comité devra aussi se prononcer sur six demandes d’inscription sur la Liste du patrimoine culturel immatériel nécessitant une sauvegarde urgente ainsi qu’au sujet de 41 demandes d’inscription sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité - dont la demande d’inscription de l’Ommegang fait partie.
Non pour Chloé Maurel, Historienne, docteur en histoire, spécialiste de l’Unesco
Instrumentalisation politique ou économique, tourisme de masse, perte de l’authenticité et de l’âme, population locale dénigrée, conception occidentale du patrimoine, déséquilibre nord/sud, bien-pensance et politiquement correct : un classement au patrimoine mondial de l’Unesco a aussi des effets pervers.
On salue l’action de l’Unesco pour préserver et promouvoir le patrimoine mondial. À côté, on relève toutefois des effets pervers au fait d’être consacré par l’Unesco. Lesquels ?
Le tourisme de masse sur des sites classés peut mener à une perte de l’authenticité initiale. Le site de Luang Prabang au Laos est un exemple. L’anthropologue David Berliner parle à son sujet de “unescoïsation”, comme d’une “disneylisation” du site. Il montre qu’une conséquence paradoxale de la protection accordée est l’intense “mise en tourisme du lieu”. Un autre exemple est celui du peuple naxi en Chine, dans la ville de Lijiang au Yunnan. Ce site s’est artificialisé et l’authenticité de la population locale s’est perdue. Ainsi y voit-on, depuis le classement par l’Unesco, de nombreuses boutiques tenues par des Chinois han habillés du costume traditionnel naxi, alors qu’ils ne font pas partie de cette ethnie de pasteurs nomades.
Dans une tribune parue dans Le Monde, vous évoquez qu’à l’heure où le tourisme est devenu un phénomène mondial massif, “la notion apparemment apolitique et consensuelle de patrimoine mondial pose question”.
Oui, on relève des actions de lobbying intenses pour instrumentaliser le classement Unesco pour des motifs politiques ou économiques. Ainsi a-t-on assisté au Nigéria à une rivalité mémorable entre la ville d’Osogbo et celle d’Ife-Ife pour labelliser le bois sacré d’Osun, inscrit finalement sur la liste en 2005. Le but politique était pour une des villes, nouvelle capitale régionale, de se trouver une légitimité historique et culturelle.
Il y a des cas où la population locale peut être affectée.
Effectivement, un classement Unesco peut aussi avoir des effets pervers pour une partie de la population. Ainsi, à Panama City, la labellisation du quartier historique, le Casco Antiguo, a entraîné le rachat des maisons coloniales par des riches promoteurs et la relégation des classes populaires, plus pauvres, vers la périphérie. Ce quartier central, restauré et gentrifié, a bénéficié d’un engouement touristique conséquent mais a perdu son âme. Un autre cas fut observé en Éthiopie. Le classement du parc national du Semèn – massif d’altitude, très peuplé- a entraîné la préservation de ce paysage au détriment des populations qui y vivaient. Les experts ont jugé que pour protéger la nature, les activités traditionnelles des villageois -pâturage du bétail, agriculture sur brûlis,…- devaient être interdites. Ce parc devint un exemple de ce que l’historien Martin Melosi a appelé l’”écoracisme”, dans un prolongement post-colonial.
Dans une réflexion publiée dans The Conversation, vous soulignez “l’importance du rôle des fonctionnaires et experts occidentaux” et de reprocher à l’Unesco “d’imposer aux pays du Sud une conception occidentale du patrimoine”.
Des pays du sud émettent cette critique qui s’exprime à travers les listes de l’Unesco. On pointe un net déséquilibre nord/sud. Sur la liste du patrimoine mondial, il y a des sites naturels et des sites culturels. L’Europe, notamment l’Italie, regorge de sites culturels alors que les sites naturels sont plus nombreux en Afrique. Les pays africains n’ont pas toujours l’argent ni l’expertise pour préparer un dossier de candidature, travail coûteux et complexe.
Le carnaval d’Alost -un des plus provocateurs et irrespectueux- est sur la liste du patrimoine immatériel. Face à des accusations d’antisémitisme -un des chars représentait des personnages juifs caricaturaux défendant un coffre d’argent- la ville d’Alost s’est défendue arguant le droit à la liberté d’expression, au ridicule et à la satire. Le carnaval demande aujourd’hui de ne plus être labellisé Unesco. Hors jugement, n’est-ce pas un autre exemple d’un fossé grandissant entre une réalité locale -ici folklorique- et une tradition idéalisée par une institution ?
Le sujet est délicat. Sans parler du cas posé, il faut savoir que l’Unesco affiche une conception consensuelle et bien-pensante qui peut l’amener à réprimer certaines manifestations. L’Unesco fait attention à rester très politiquement correct. Avec excès quelques fois. Des statues nues furent récemment exposées à l’Unesco. Suite à la gêne de quelques-uns, des culottes et des slips furent placés sur les statues.
Entretien : Thierry Boutte