Pour "Charlie Hebdo", militants et réseaux sociaux sont les nouveaux visages de la censure. Vraiment ?
Cinq ans après l’attentat contre Charlie Hebdo , le journal critique, au nom de la liberté d’expression, le "politiquement correct" et s’en prend dans un édito "aux associations tyranniques, aux minorités nombrilistes, aux blogueurs", censeurs et moralisateurs. Expressions libres dans le débat.
Publié le 08-01-2020 à 09h50 - Mis à jour le 08-01-2020 à 17h27
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Cinq ans après l’attentat contre Charlie Hebdo , le journal critique, au nom de la liberté d’expression, le "politiquement correct" et s’en prend dans un édito "aux associations tyranniques, aux minorités nombrilistes, aux blogueurs", censeurs et moralisateurs. Expressions libres dans le débat. L'édito de Riss dans le "Charlier Hebdo" du 7 janvier
[…] En 2015, "Charlie Hebdo" était victime d’un attentat qui avait pour but de le faire taire à jamais. Cinq ans après, "Charlie Hebdo" est toujours vivant. […] Mais pendant ces cinq années où "Charlie Hebdo" réapprenait à faire usage de sa liberté d’expression émergeaient autour de lui des idéologies inédites. Nous avons cru que seules les religions avaient le désir de nous imposer leurs dogmes. Nous nous étions trompés. […] Les vieux interdits ont été remplacés par de nouveaux. Le développement des réseaux sociaux a permis de diffuser des opinions très diverses, parfois enrichissantes, mais parfois obscures, appelant à boycotter, à dénoncer, à fustiger les points de vue atypiques, non conformistes, ou simplement maladroits. "Charlie Hebdo" a évidemment été la cible de ces nouveaux censeurs qui, d’un clic, se transforment en prophètes de leur propre religion, et lancent des fatwas contre des blasphémateurs qui s’ignorent. Surveillés en permanence par ces petits gourous malsains, on serait tentés de se laisser gagner par le pessimisme. Mais en réalité, cette époque n’a jamais été aussi exaltante. Tous ces petits connards et toutes ces petites connasses qui pérorent à longueur de pétitions débiles, de proclamations sentencieuses, et qui se croient les rois du monde derrière le clavier de leur smartphone, nous donnent une formidable occasion de les caricaturer, de les ridiculiser, de les combattre. Car la morale qu’ils croient défendre n’est en réalité qu’un moralisme de plus. Les vieux interdits ont été remplacés par de nouveaux. Les pères la pudeur de jadis ont été chassés par les blogueurs la pudeur d’aujourd’hui. Les flammes de l’enfer d’autrefois ont laissé la place aux tweets délateurs de maintenant. […] Il y a trente ou quarante ans, on appelait ça le "politiquement correct", et cela consistait à combattre le racisme, la misogynie ou l’homophobie, ce qui en soi était plutôt logique et évident. Aujourd’hui, le politiquement correct nous impose des orthographes genrées, nous déconseille d’employer des mots supposés dérangeants, nous demande de ne plus manger ceci ou de ne plus fumer cela. Dans notre intérêt, bien évidemment. Hier, on disait merde à Dieu, à l’armée, à l’Église, à l’État. Aujourd’hui, il faut apprendre à dire merde aux associations tyranniques, aux minorités nombrilistes, aux blogueurs et blogueuses qui nous tapent sur les doigts comme des petits maîtres d’école. La gauche anglo-saxonne a inventé le politiquement correct pour faire oublier son renoncement à lutter contre les injustices sociales. La lutte des classes, trop marxiste à ses yeux, a été remplacée par la lutte des genres, des races, des minorités, des sous-minorités et des micro-minorités. La division de la société n’est plus horizontale, entre des classes sociales privilégiées qui dominent les plus faibles, elle est désormais verticale, entre des catégories de genres et d’identités. La gauche qui se croit progressiste est alors devenue obsédée par les races, les couleurs de peau, les cheveux lisses ou crépus. Qui l’eût cru ? […] Lire l’intégralité.
Le professeur Jean-Jacques Jespers, ancien journaliste, professeur invité à l’ULB
Selon la Cour européenne des droits de l’homme, la liberté d’expression inclut une dose de provocation. Si on veut conserver la liberté de dire des gros mots et de dire du mal de choses ou de gens, il faut accepter de subir des avis contraires et même des injures en sens inverse.
"Cet édito est un "coup de gueule", comme on en voit sur Twitter et Instagram, tout à fait comme ceux qu’il dénonce avec verve.
Il y a des observations qui me semblent justes, comme sur le glissement des revendications globales et générales vers des revendications particularistes : de genre, antispécistes, de religion, contre le foie gras, le réchauffement climatique ou la pédophilie. Cela dit, certains de ces combats me semblent parfaitement justifiés et urgents, et le fait est qu’ils mobilisent beaucoup de gens, notamment chez les jeunes.
Juste aussi, selon moi, l’analyse de l’évolution des partis de gauche, qui ont renoncé à la lutte des classes (même si je ne suis pas certain qu’ils l’aient jamais vraiment encouragée) pour se focaliser sur des thèses éthiques libérales caractéristiques de la nouvelle classe moyenne. Et donc, implicitement, le politiquement correct. Mais parmi ces thèmes il y a l’antiracisme, l’égalité des genres, la dépénalisation de l’avortement. Je ne crois pas que ces combats soient ni inutiles ni illégitimes.
Ce n’est pas la première fois qu’on dénonce le "politiquement correct" comme une forme de censure. Mettons les choses au point : la censure, au sens propre du terme, elle ne peut venir que d’une autorité publique. C’est l’acte autoritaire et arbitraire d’interdire a priori certains propos, certains textes, certaines images. Ici il ne s’agit pas de censure mais de débat, de liberté d’expression. Le jugement posté sur Instagram n’est pas un jugement performatif, il n’a aucune conséquence juridique, c’est juste un avis. Si on veut conserver la liberté de dire des gros mots et de dire du mal de certaines choses ou de certaines gens, il faut accepter de subir des avis contraires et même des injures ou des gros mots en sens inverse. La Cour européenne des droits de l’homme a reconnu que la liberté d’expression inclut une certaine dose de provocation et, je cite, "des propos qui heurtent, choquent ou inquiètent une fraction quelconque de la population". La seule limite que trace la loi belge de 2007 contre les discriminations, ce sont les propos qui incitent directement à la haine, à la violence ou à la discrimination. Ceux-là sont pénalement condamnables. Charlie Hebdo doit évidemment être et rester libre de dire merde à qui lui déplaît, mais il doit aussi accepter que ça ne plaise pas à tout le monde et que certains le disent à voix haute. Pour autant qu’il n’y ait, ni d’un côté ni de l’autre, d’incitation à passer à l’acte.
Ce qui serait également grave et inacceptable, c’est que les gens qui n’aiment pas Charlie Hebdo ou ses positions parviennent à instrumentaliser la puissance publique pour lui faire prendre des mesures de censure réelle, par exemple en faisant voter des lois qui condamnent certaines idées ou qui criminalisent le blasphème. Cela, c’est un vrai danger, et il faut être extrêmement vigilant à cet égard, car c’est une tentation qui existe au sein de certains courants politiques".
La féministe Sophie Charlier, responsable pôle Recherche & Plaidoyer de l’ASBL "Le monde selon les femmes"
"Charlie Hebdo" avance "sa liberté d’expression" sans se soucier des inégalités, réelles, telles que le patriarcat ou le racisme. Tant que l’on reste dans le respect des droits humains, tout peut pourtant être discuté. Même sur les réseaux sociaux.
Que penser de l’édito de "Charlie Hebdo", qui fustige les nouveaux "dogmes" véhiculés par les réseaux sociaux, en particulier ce qui a trait au militantisme féministe ("pétitions", "orthographe genrée", "tweets délateurs", etc.) ?
Sans entrer dans une analyse du mouvement MeToo, je pense que le fait que ces femmes qui étaient dans le milieu du cinéma aient osé dénoncer, a permis à d’autres de parler de violences subies. Cela a permis de rendre visible la culture du viol de nos sociétés, jusque-là culturellement banalisée. Charlie Hebdo avance "sa liberté d’expression" sans, à mon avis, remettre en question les fondements profonds du patriarcat et la manière dont ceux-ci s’expriment à tous les niveaux dans la société (institutionnel mais aussi genre masculin dominant l’écriture, etc.). Par exemple, cette phrase par rapport à l’écriture inclusive : "Le politiquement correct nous impose des orthographes genrées, nous déconseille d’employer des mots supposés dérangeants". C’est un raccourci sans analyse… Autre exemple : "La lutte des classes, trop marxiste à ses yeux, a été remplacée par la lutte des genres, des races, des minorités, des sous-minorités et des micro-minorités." Ce sont eux qui divisent ; les mouvements sociaux féministes se sont aussi positionnés par rapport à la lutte des classes et au racisme… ainsi par exemple les économistes féministes partent d’une analyse marxiste de l’économie, mais en rendant visible le travail non rémunéré des femmes (l’économie du care , travail invisible non repris dans les chiffres sur le PIB). J’ai l’impression qu’ils passent plus de temps à s’alarmer sur les pratiques des blogueurs plutôt que de s’insurger contre les inégalités qui persistent aujourd’hui (classe, racisme, genre, sans papiers…) dans la société française et plus globalement internationale.
Les réseaux sociaux n’ont-ils pas favorisé une certaine forme de radicalité chez les militants, notamment féministes ?
Je ne suis pas d’accord avec l’analyse qui voudrait qu’on ne puisse "plus rien dire". Ce qui est intéressant c’est l’évolution du mouvement féministe qui a permis de libérer la parole, et notamment la parole des femmes par rapport à des violences qui sont inacceptables. De ce côté-là, les réseaux sociaux aident énormément, mais avec certaines limites, qui vont dans les deux sens… je pense par exemple aux masculinistes, qui sont très violents par rapport à ce que les femmes disent.
Jusqu’où peut-on aller en tant que militant pour se faire entendre, notamment sur les réseaux sociaux ?
On peut tout dire à partir du moment où on reste dans le respect des personnes. Quand une femme se dit victime, l’important c’est qu’elle puisse être entendue, par exemple. Qu’on puisse respecter sa parole et y être un peu plus ouvert aujourd’hui. Je pense que toute forme de discrimination, racisme, sexisme, etc., restent des limites à ne pas dépasser et qui doivent pouvoir être condamnées. Et utiliser les réseaux sociaux pour dire tout et n’importe quoi doit aussi pouvoir être condamné. On doit rester dans ces valeurs de droits humains.
Cinq ans après, "Charlie" persiste et dessine
[…] c’est une évolution insidieuse, un grignotage subreptice de la liberté d’expression , écrit Laurent Joffrin dans Libération. […] le mal se rapproche : dans certaines universités, on interdit par l’intimidation certains débats qui pourraient froisser tel ou tel groupe ; dans certains théâtres, on doit annuler des représentations sous la pression de minorités activistes ; souvent, dans l’expression publique, on doit désormais compter avec la susceptibilité de telle ou telle religion, de telle ou telle force militante. Par la bande, le délit de blasphème, absent des lois, est restauré de facto, par peur ou pusillanimité. En vertu de quelle doxa ? De l’obsession identitaire. […] la liberté d’expression n’aurait pas de sens si elle ne servait qu’à protéger les discours consensuels, les filets d’eau tiède et les proclamations à l’eau de rose, ou à l’eau bénite. Elle autorise aussi, c’est sa raison d’être, les propos dérangeants, l’humour qui provoque, les dessins qui incommodent les uns mais font rire les autres.
Charlie et le militantisme, une vieille histoire
Au mitan des années 1990 , le professeur Choron, cofondateur de Hara Kiri (l’ancêtre de Charlie Hebdo ), n’y allait pas par quatre chemins pour qualifier les militants d’Act Up engagés dans la lutte contre le sida en France. Invité d’une émission de télévision , Choron avait tout d’abord qualifié les "militants", au sens général, de "cons", avant d’ajouter, tout sourire, à propos de ceux d’Act Up : "Ils sont malades, qu’ils crèvent !"
Dans l’édito qui étrille les "pétitions débiles", les "tweets délateurs", "l’orthographe genrée" et autres défenseurs de minorités ou "micro-minorités", Riss, le directeur de Charlie Hebdo , marche dans les pas de feu le professeur Choron en fustigeant, sans les nommer, les mouvements militants qui ont éclos ces dernières années. Avant de conclure, d’une volée de gros mots, que la liberté d’expression sert avant tout à "faire hurler les loups" . Nul doute que certains n’ont pas fini de hurler…