Des élus belges captifs des autorités turques ?
Publié le 22-01-2020 à 09h13 - Mis à jour le 24-01-2020 à 09h32
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"Emir Kir , l’arbre qui cache la forêt communautariste". Lundi, sous un même titre, les éditos de La Libre Belgique et du Soir mettaient en garde contre des élus qui privilégient les intérêts de leur pays d’origine plutôt que les valeurs de notre démocratie. Le député-bourgmestre de Saint-Josse a été exclu du PS. Mais la question relative au lobby de l’État turc reste.
Oui, selon Dogan Özgüden, rédacteur en chef d’ Info-Türk
L’ambassade de Turquie et sa fondation islamique Diyanet pèsent sur les candidats et les élus belges d’origine turque. Leur "devoir national" est de participer au lobby d’Ankara pour contrer la reconnaissance du génocide arménien ou les revendications du peuple kurde.
Le cas Emir Kir évoque-t-il un des problèmes du communautarisme au sens où des élus belges défendent et cultivent les intérêts et les valeurs d’un autre pays comme la Turquie (voire d’un parti turc) pour flatter un électorat potentiel et se faire élire en Belgique ?
Comme vous le dites, le cas Emir Kir est un arbre qui cache la forêt communautariste, dans cette forêt se trouve toute espèce d’opportunisme. C’est la conséquence de l'absence d’une politique d’intégration conforme aux valeurs démocratiques européennes d’une part, et d’autre part, de la mainmise des régimes répressifs des pays d’origine sur les immigrés.
Dans les années 70, la reconnaissance des droits de vote et d'éligibilité aux immigrés était une des revendications des associations des immigrés et exilés politiques notamment venus des pays sous la dictature fasciste comme l'Espagne, la Grèce, la Turquie et le Portugal. Avec nos camarades anti-fascistes grecs, espagnols, portugais et marocains réunis dans le Comité de liaison des organisations des travailleurs immigrés (CLOTI), nous demandions que les ressortissants de ces pays soient bien encadrés par les partis politiques belges pour qu'ils prennent leur place dans la vie sociale, culturelle et politique comme citoyens attachés aux valeurs démocratiques européens. Malheureusement, cette demande n'a jamais été prise au sérieux. Quand le droit de vote fut reconnu dans les années 90, les ressortissants espagnols, portugais et grecs étaient déjà devenu les citoyens européens suite à la chute des dictatures. Quant aux immigrés turcs et marocains, ils se trouvaient toujours sous contrôle des régimes répressifs de leurs pays d’origine par le biais des organisations et mosquées sous le contrôle des missions diplomatiques et militaires en Belgique.
Pour soutenir le lobby turc dans la capitale européenne, Ankara avait déjà incité les immigrés turcs à se naturaliser également en Belgique. Quand les élections belges se sont ouvertes à la participation des immigrés turcs, l’ambassade de Turquie et sa fondation islamique Diyanet obligeaient les candidats et élus d’origine turque à servir le lobby d’Ankara pour contrer la reconnaissance du génocide arménien et les revendications démocratiques du peuple kurde. Après la crise syrienne, s’est ajouté un nouveau "devoir national" : discréditer en Belgique par tous les moyens le mouvement national kurde en Syrie qui combattait l’État islamique.
Dans ce contexte, les partis politiques belges, pour obtenir la vote des électeurs d’origine turque, sont entrés dans le marchandage avec les organisations nationalistes ou islamistes turques dans la sélection des candidats turcs et ont accepté leurs exigences communautaristes. La campagne électorale de ces candidats se déroule également en turc, avec des promesses caressant les sentiments nationalistes des électeurs turcs.
Y a-t-il beaucoup d’élus belges qui sont sous influence, du gouvernement turc, du parti d’Erdogan l’AKP, voire du parti MHP ? Évidement… Grace à la double nationalité, les électeurs d’origine turque votent également aux élections législatives ou présidentielles de la Turquie. Lors de trois dernières élections turques, les électeurs en Belgique ont voté à 70 % pour la présidence de Recep Tayyip Erdogan et pour les partis politiques qui le soutiennent. Parallèlement, les mêmes électeurs utilisent leur vote dans les élections belges pour les candidats turcs qui sont toujours favorables à la coalition AKP-MHP au pouvoir.
Considérez-vous qu’il y ait eu de la part des partis politiques belges du laxisme par rapport à ces élus ?
Ce laxisme existe et favorise uniquement les politiciens d’origine turque proche du régime d’Ankara. Or, en dehors des immigrés turcs, il y a aussi les diasporas arménien, assyrien et kurde dont les associations ou commerces ont été plusieurs fois saccagés, et même incendiés à Saint-Josse par les groupes turco-islamistes, notamment par les Loups gris du MHP. Les partis politiques belges doivent se libérer de leur soumission au lobby turc et doivent tenir compte dans leurs actions également de la présence en Belgique des autres nationalités ainsi que des opposants turcs du régime actuel d’Ankara. Il faut rappeler qu'aux élections turques, quand même, la moitié des électeurs de nationalité turque étaient absents aux urnes en signe de protestation et 30 % des participants ont voté pour les partis d'opposition.
Emir Kir se dit victime et a dénoncé précédemment du racisme à son égard. Vous partagez ?
Si l’on parle d’être victime du racisme, il faut parler d’abord des victimes du racisme de l’Etat turc via-à-via des Arméniens, Assyriens, Kurdes et des certaines de milliers d'opposants du régime d’Erdogan et, en tant qu’élus belges, il faut dénoncer cette répression… Il y a trois jours, nous avons commémoré l’assassinat du journaliste arménien Hrant Dink à Istanbul. Deux leaders du parti HDP, Selahattin Demirtas et Figen Yuksekdag, un mécène internationalement connu, Osman Kavala, se trouvent depuis des années dans les prisons d’Erdogan. Je n’ai jamais entendu un seul mot de ces élus belges d’origine turque contre cette répression honteuse dans ce pays membre du Conseil de l’Europe et candidat à l’Union européenne.
À votre avis, se dirige-t-on vers la création d’un parti communautaire turc ?
Dans les pays voisins comme les Pays-Bas et l’Allemagne, il y a eu plusieurs tentatives de former un parti communautaire turc, mais ils n’ont jamais obtenu une grande popularité même dans la communauté turque. S’il y a une tentative pareille en Belgique, la plupart des élus actuels préféreront rester sous l’étiquette des partis belges pour ne pas perdre leurs chaises aux élections prochaines.
Non pour Selçuk Demir, avocat, président de l’Alliance des juristes franco-turcs
La Turquie n’en a pas les moyens. C’est une espèce de fantasme journalistico-politique destiné à décrédibiliser ces hommes et femmes d’origine turque qui ont des ambitions politiques locales. Il existe une turcophobie qui discrimine des élus comme Emir Kir.
Plusieurs élus belges sont-ils inféodés au gouvernement turc jusqu’à défendre des intérêts et des valeurs propres à la Turquie - ou de partis turcs comme l’AKP ou le MHP - pour se faire élire en Belgique ?
On prête bien des qualités au parti gouvermental turc, notamment celle d’avoir un réseau d’influence en Europe et donc en Belgique, qui permettrait à certains élus belges de mettre en avant les intérêts de la Turquie. Ce n’est absolument pas la réalité. Il se peut que certains élus aient des sympathies particulières pour tel ou tel mouvement politique en Turquie. Mais envisager qu’Ankara exerce du lobbying à travers des élus belgo-turcs, c’est tiré par les cheveux. Il n’y a aucun agenda ni projet politique ni stratégie à ce niveau. La Turquie n’en a pas les moyens. On prête à son gouvernement et à cet État une capacité d’influence qu’ils n’ont absolument pas. C’est une espèce de fantasme journalistico-politique surtout destiné à donner une mauvaise image auprès des populations locales de ces hommes et de ces femmes d’origine turque qui ont des ambitions politiques locales. Je n’imagine pas une seconde qu’Emir Kir ait pu recevoir des instructions d’Ankara. Par contre, vous ne pouvez pas empêcher qu’un certain nombre d’élus belges d’origine turque puissent avoir des opinions concernant la politique turque locale et puissent être pro-Erdogan. Ce n’est pas pour autant que l’État turc ou qu’un parti turc entretient des actions de lobby auprès d’élus belges. Il y a une espèce de psychose lancée par des réseaux de droite et d’extrême droite destinés à une seule chose : décrédibiliser ces élus.
La double nationalité ne serait-elle pas un des problèmes, une source de conflit de loyauté pour des Belges d’origine turque ?
Je ne suis pas d’accord. La double nationalité est un droit consacré à raison en Belgique depuis longtemps. Ce n’est pas parce que vous avez une binationalité que vous ne pouvez pas être loyal et fidèle au pays dans lequel vous êtes élu. Ça n’a rien à voir. Quand même vous auriez des doutes, nourrissez-vous ces mêmes doutes quand il s’agit d’élus qui ont une double nationalité belgo-américaine ou belgo-allemande ? Est-il venu à l’idée de quelqu’un de douter de la loyauté de Daniel Cohn-Bendit quand il a été élu en France alors qu’il a la double nationalité franco-allemande ? Pourquoi quand il s’agit d’un Franco-Turc ou d’un Belgo-Turc, doit-on douter de leur loyauté ?
Vis-à-vis de ses détracteurs, Emir Kir s’est défendu en se disant victime d’un lynchage raciste et turcophobe. Un mode de défense ou une réalité ?
C’est clairement la réalité. Il existe une turcophobie doublée d’une erdoganophobie qui vise à considérer que tout élu, tout responsable politique qui n’a pas choisi délibérément de critiquer Erdogan est forcément pro Erdogan ou de critiquer la Turquie est forcément un agent du lobby turc. Je vous mets au défi de trouver dans les déclarations d’Emir Kir des éléments qui laisseraient à penser qu’il défend inconditionnellement la Turquie ou Erdogan.
Le député-bourgmestre de Saint-Josse a été exclu du PS suite au non-respect du cordon sanitaire après qu’il a rencontré des maires turcs membres du parti d’extrême droite MHP (Milliyetçi Hareket Partis en turc ou Parti d’action nationaliste).
Attendez ! Il a en effet rencontré une délégation d’élus venus de la Turquie dont certains étaient membres du MHP. Mais le MHP est un parti légal en Turquie ! Que vouliez-vous qu’il fasse Emir Kir ? Qu’il reçoive la délégation des élus turcs en disant aux élus MHP de se retirer ? Vous imaginez les implications diplomatiques ? Ça n’a pas de sens. Et quand bien même on le reproche à Emir Kir, pourquoi ne le reproche-t-on pas à d’autres élus ou responsables politiques belges ? Est-ce parce qu’Emir Kir a des origines turques qu’il devrait faire plus attention que d’autres élus belges ou européens qui ont également rencontré cette délégation d’élus turcs ? N’est-ce pas discriminatoire ?
Mutisme de l’ambassade
Cette affaire semble ne pas plaire à l’ambassade de Turquie à Bruxelles. Cinq heures après avoir accepté notre demande d’interview et reçu nos questions, le service de presse nous a communiqué, hier en fin de journée, que l’interview ne pouvait pas avoir lieu.
Entretiens : Thierry boutte