La souffrance psychique gagnerait-elle à être mieux définie dans le cadre de l'euthanasie ?
- Publié le 06-02-2020 à 09h32
- Mis à jour le 06-02-2020 à 10h16
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Le ministre de la Justice, Koen Geens (CD&V), a plaidé pour une évaluation de la législation sur l’euthanasie, et en particulier pour examiner la notion de “souffrance psychique insupportable” qui permet de légitimer une euthanasie dans certains cas, mais qui manquerait de précision et laisserait une trop large place à l’interprétation.
Oui pour Éric Vermeer, infirmier éthicien en soins palliatifs
Nous devons redéfinir la loi alors que nous assistons à une banalisation de l’euthanasie. Il faut enlever la notion de souffrance psychique qui permet l’euthanasie dans certains cas, car il est impossible d’établir l’incurabilité d’une telle souffrance.
Vous avez participé à la rédaction d’un ouvrage publié aux éditions Mols et intitulé "Euthanasie, l’envers du décor". Quel serait cet envers du décor ?
Depuis sa dépénalisation sous certaines conditions en 2002, j’ai le sentiment qu’on a banalisé l’euthanasie et qu’on essaye désormais, à coups de pathos, de nous imposer l’idée que, pour mourir dignement, il faut se faire euthanasier. Je suis par ailleurs impressionné par la manière dont les propositions d’élargissement de la loi se font. Dernièrement, il y a eu cette proposition de pouvoir euthanasier les personnes qui sont fatiguées de vivre. Nous entrons dans une logique qui me semble de plus en plus mortifère. Ce livre souhaitait montrer que derrière cette normalisation de l’euthanasie, sa pratique reste très douloureuse et difficile pour beaucoup de médecins et d’infirmiers sur le terrain. Nous voulions montrer que l’euthanasie n’est jamais vécue comme un acte anodin.
Faut-il mieux définir dans la loi la définition de la souffrance psychique constante, insupportable et inapaisable qui peut légitimer une euthanasie ?
Un tel travail de redéfinition me semble essentiel. Nous sommes des centaines d’éthiciens, de soignants et de psychologues à dire qu’il est impossible de valider l’incurabilité d’une souffrance psychique. Car qu’est-ce qui fait la spécificité de la dépression ? C’est l’absence de perspective, l’impression que l’on ne va pas s’en sortir. Mais il y a tant de témoignages de personnes qui, dans une situation de dépression, ont demandé l’euthanasie avant de se rétracter car ils avaient retrouvé de l’espoir suite à une rencontre par exemple. Il est impossible de dire devant une souffrance psychique qu’elle est absolument incurable. Et le grand risque, à terme, est qu’en infiltrant la possibilité de l’euthanasie dans la psychiatrie, on fasse imploser le sens profond de la psychiatrie.
Pourquoi ?
La société demande aux psychiatres de remettre debout des gens qui ont une perte d’élan vital. Si on euthanasie des gens qui ont comme symptôme une telle perte d’élan vital, on aboutit à une réponse qui n’est pas celle que la société demande à la psychiatrie. Je le répète : il est illusoire et impossible de valider l’incurabilité d’une souffrance psychique, et la plupart des demandes d’euthanasie sont en réalité un appel à une meilleure qualité de vie à laquelle la médecine et la société peuvent et doivent répondre.
Mais comment mieux définir cette notion dans la loi ?
Pour moi, il faut l’enlever, car la souffrance psychique peut être rencontrée autrement que par la programmation de la mort. Quand il me demande une euthanasie, qu’est-ce que le patient me demande réellement ? Je pense à cette dame qui me dit qu’elle pèse 33 kilos mais qu’elle est un poids pour la société et que ses filles attendent sa mort pour hériter. Que me dit-elle ? Faites-moi mourir… ou prouvez-moi que j’ai du prix à vos yeux ? Quand une personne me dit qu’elle ne sert plus à rien, comment répondre à cet appel ? En supprimant la vie ? Cela ne me semble pas ajusté. D’ailleurs, la qualité d’une vie dépend-elle de son utilité ?
Néanmoins, la loi permet simplement l’euthanasie dans certains cas, elle n’impose rien à personne…
Pour vous répondre, je citerais simplement une vieille dame qui se culpabilise de ne pas demander l’euthanasie car deux de ses voisines l’ont demandée. Aujourd’hui, jusque dans certaines maisons de repos, on en vient à faire la promotion de l’euthanasie. Nous sommes entrés dans une logique tendancieuse qui me trouble beaucoup.
Pourquoi tendancieuse ? Parce qu’elle abîme la valeur qu’une société accorde à la vie ?
Oui, on en revient à la question de la dignité. Il y a deux courants, pouvons-nous dire en simplifiant. Le premier, l’existentialiste, tend à dire que je suis digne dès lors que je suis autonome, capable de m’autodéterminer. Cela est tendancieux, car si ma dignité est liée à mon autonomie, cela veut dire que plus je deviens dépendant, plus je perds en dignité. De plus, dans une telle société, quelle place accordons-nous implicitement à la fragilité, à la vulnérabilité, à la souffrance, à la mort ? En face, il y a la conception ontologique de la dignité. Elle rappelle que quelles que soient mes contingences ou la manière dont je vis, ma dignité et la valeur de ma vie sont intouchables, absolues. Pour moi, l’éthique du soignant est de rappeler à chacun de ses patients combien sa vie est importante, essentielle à la société ; qu’elle peut lui apporter quelque chose d’unique.
De plus en plus d’euthanasies
En 2018, 2 357 euthanasies ont été déclarées à la commission fédérale chargée du contrôle et de l’évaluation de la pratique en Belgique. Ce chiffre, en constante augmentation, est dix fois plus important que celui de 2003. La commission note cependant qu’elle n’a pas la possibilité d’évaluer le nombre d’euthanasies non déclarées. En 2018 toujours, parmi les euthanasies déclarées, les demandes d’euthanasie sur la base de troubles mentaux et du comportement restaient marginales (2,4 % du total des déclarations).
Non pour Nadia Geerts, écrivaine belge, militante laïque
On peut désirer mourir sans ressentir de souffrance physique, et cette question doit être débattue. Mais ne tombons pas dans l’hyperlégalisme qui voudrait tout régler par la loi. L’euthanasie demeure une affaire de confiance entre patient et médecin.
Dans votre livre "L’après-midi sera courte", un plaidoyer pour le droit à l’euthanasie, vous revenez sur la mort de votre mère, qui, en fin de vie, n’a pu demander l’euthanasie qu’une fois qu’on lui a annoncé un cancer incurable. La souffrance psychique est-elle sous-estimée par rapport à la souffrance physique ?
Maman est un des nombreux cas de ce que l’on appelle "la fatigue de vivre". La médecine aujourd’hui a trouvé le moyen de conserver les gens en vie le plus longtemps possible, mais la qualité de la vie n’est, elle, pas nécessairement augmentée. C’est-à-dire que beaucoup de personnes, notamment âgées, se retrouvent dans une situation qui n’est pas trop mauvaise du strict point de vue médical, mais pour lesquelles une série de choses - vue qui baisse, mauvaise audition, perte d’équilibre - vont influer sur le moral. Les maisons de repos sont pleines de gens qui, de fait, attendent de mourir.
Votre mère désirait mourir, dites-vous, mais elle ne souffrait pas. Pas physiquement, du moins.
Non, elle ne souffrait pas. Mais elle ne voulait pas souffrir. Elle voulait mourir avant de souffrir. Et ça, ce n’est pas prévu par la loi. Il y a quelque chose de très judéo-chrétien là-dedans : il faut d’abord souffrir pour mériter le droit d’être apaisé. Et donc quelqu’un qui va très bien et qui dit "Non, je n’ai pas envie de souffrir", qui sait que ces souffrances sont pour demain ou après-demain, ce n’est pas audible. Sauf à considérer - mais c’est peut-être une interprétation extensive de la loi - que la peur de la souffrance fait partie de la souffrance psychique.
Le jour de sa mort, écrivez-vous, votre mère était "en meilleur état" que la majorité des résidents de sa maison de repos…
Oui, et c’est d’une tristesse absolument épouvantable. Il ne s’agit pas de remettre en question la qualité des soins apportés aux vieilles personnes en maison de repos - même s’il y a parfois des choses tragiques qui défraient la chronique - mais il faut dire les choses comme elles sont : ce sont parfois des mouroirs. Dans la maison de repos de maman, il y avait un endroit de la salle à manger appelé "le coin des enfants". Qui sont ces "enfants" ? Des vieilles personnes qui ne sont plus capables de se nourrir seules… Or ces personnes ne sont pas atteintes d’une maladie qui pourrait laisser espérer que cela se termine rapidement. Sans maladie grave, ma mère se posait elle-même la question : combien de temps cela peut-il encore durer ? Pour elle, son cancer a été une "bonne nouvelle" car c’était la promesse que cela allait bientôt se terminer.
Le procès des médecins de Tine Nys a mis en exergue la problématique des souffrances psychiques - et de leur évaluation - dans la pratique de l’euthanasie. La loi doit-elle changer en ce qui concerne ce type de souffrances ?
Du strict point de vue de son libellé, la loi est tout de même assez bien faite ; je ne suis pas sûre qu’il faille l’étendre. La question étant l’interprétation qu’on en fait : à partir de quand considère-t-on que l’on a affaire à des souffrances psychiques qui sont suffisamment graves pour qu’elles puissent justifier une demande d’euthanasie ? Je crois qu’il ne faut pas tomber dans une espèce d’hyperlégalisme où l’on voudrait tout régler par la loi. Aujourd’hui on a une loi qui offre une marge de manœuvre aux médecins. Et il ne faut pas oublier que ces euthanasies se passent dans une relation de confiance entre le patient et son médecin. Celui-ci est, quelque part, le mieux placé pour évaluer, en concertation avec son patient, si la souffrance est ou non passagère. Il n’est pas question de commencer à euthanasier tout le monde à tour de bras sous prétexte qu’on a un petit coup de blues. Cependant je crois effectivement que c’est une question qui se pose, d’autant que les médecins sont de plus en plus confrontés à des situations de gens qui ne souffrent d’aucune maladie mortelle, mais qui ont une accumulation de petites choses qui, bien que non mortelles, font diminuer de manière importante leur qualité de vie à leurs propres yeux, et donc les affecte durablement. Cela, il faut pouvoir l’entendre.
La difficile évaluation de la souffrance psychique
Dans un avis d’avril 2019, le Conseil de l’ordre des médecins s’est penché sur la pratique de l’euthanasie des patients en souffrance psychique, notamment à la suite d’une pathologie psychiatrique, afin de rappeler quelques directives. Parmi lesquelles le fait que trois médecins au moins doivent en avoir discuté (la réunion doit avoir lieu physiquement), que tous les traitements ont été envisagés, que la maladie dure depuis plusieurs années, que les proches ont été impliqués dans le processus et que le patient est capable de discernement. L’avis rappelle que le texte n’est pas exhaustif et peut évoluer dans le temps, la commission euthanasie du Conseil des médecins étant amenée à "continuer à examiner cette problématique au cours des prochaines années".