Disney peut-elle échapper à la "cancel culture" ?
Sur Disney+, des dessins animés classiques se voient précédés d’avertissements. Ils signalent des scènes véhiculant des stéréotypes racistes ou de genre. Un prélude à la suppression définitive de scènes ou de personnages ?
Publié le 12-02-2021 à 09h24 - Mis à jour le 07-09-2021 à 15h58
L'affaire a fait du bruit, fin 2020. Sur Disney+, le service de streaming de la fameuse firme aux grandes oreilles, une poignée de classiques tels que Peter Pan, Dumbo ou Les Aristochats ont été déplacés vers la section "adulte" de la plateforme et sont désormais précédés d'un content warning (un avertissement), signalant que certaines scènes véhiculent des stéréotypes racistes. Une façon pour Disney de ne pas renier son immense (et presque centenaire) catalogue, tout en préservant les enfants de représentations jugées aujourd'hui dépassées, à l'image des Indiens appelés "Peaux-Rouges" dans Peter Pan ou des corbeaux caricaturant des esclaves dans Dumbo.
Bienveillance
Cette politique n'est pas nouvelle et ne doit rien au hasard. Elle s'inscrit dans une vaste campagne de révision du catalogue Disney par un conseil de consultation (advisory council), au sein duquel on trouve une dizaine d'associations et d'institutions proumouvant l'égalité et l'inclusion. Tout le monde, ou presque, y est représenté : Noirs américains dans l'industrie télévisuelle (Aafca), Américains d'origine asiatiques dans le domaine du divertissement (Cape), producteurs d'origine latino (Nalip), LGBTQI+ (Glaad), mais aussi le Science & Entertainment Exchange (qui veille à l'exactitude des informations scientifiques contenues dans les films), ou encore l'institut Tanenbaum, qui lutte contre les préjugés religieux "tout en promouvant la justice et le respect des personnes de toutes croyances religieuses".
"Ce qui est sûr, c'est que Disney a fait le choix d'allier cette politique de diversité tout en refusant la 'cancel culture' (littéralement, culture de "l'annulation", NdlR)", abonde Christian Chelebourg, professeur de littérature française et jeunesse à l'université de Lorraine et auteur de Disney ou l'avenir en couleur. Il rappelle que jusqu'ici, la firme est parvenue à éviter la suppression pure et simple des films comportant des scènes problématiques, hormis Mélodie du Sud (sorti en 1946), non sans avoir longuement réfléchi à une façon de le ressortir dans les années 2000 - le projet a été définitivement abandonné en 2019.
"Ils sont dans ce challenge : ils doivent gérer un catalogue qui est en train de devenir centenaire, poursuit Christian Chelebourg. À la fin de la décennie, on sera aux 100 ans de Mickey et 10 ans plus tard de Blanche-Neige. Ce qui sauve ce catalogue, c’est que d’une certaine manière, on est dans une idéologie de la bienveillance, en évitant les gros clashs."
Le cas John Lasseter
Malgré la bienveillance qu'elle promeut, l'entreprise n'aura pourtant pas échappé à l'onde de choc MeToo, qui n'a pas épargné l'industrie du divertissement. Notamment quand, en marge de l'affaire Harvey Weinstein (fondateur de Miramax, rachetée par Disney en 1993 et revendue en 2010), l'un de ses cadres dirigeants, John Lasseter (réalisateur de Toy Story et Cars) est écarté puis licencié pour des avances non consenties envers l'actrice Rashida Jones. Une information démentie par l'actrice elle-même, sans effet sur le licenciement de Lasseter, lequel a néanmoins reconnu avoir contribué - par ces faits et gestes - à l'instauration d'un climat toxique au sein des studios qu'il dirigeait. Disney envisagera un temps de le garder en tant que consultant, avant de se décider à le licencier purement et simplement. Robert Iger, alors PDG de Disney, exprimera sa "profonde reconnaissance" à l'égard de Lasseter… sans évoquer les raisons exactes de son départ.
Éviter le scandale
Le cas Lasseter est symptomatique de la situation paradoxale dans laquelle se trouve la société. Économiquement et idéologiquement, elle a tout à gagner en procédant à la révision de son catalogue, quitte à susciter quelques réactions. Mais elle ne peut pas se permettre que la moindre polémique prenne de l'ampleur. "Il ne faut pas croire que Disney se fait violence, note ainsi Christian Chelebourg. C'est l'industrie numéro un dans le domaine de la bienveillance. Et comme cette bienveillance fait partie de l'ADN des productions Disney, cela évite les gros problèmes. Mais ils ne peuvent pas se permettre une seule polémique qui justifierait qu'on les traite de racistes : ce serait inédit et ce serait évidemment un scandale. "
D'autant que la firme a désormais à sa disposition un nouvel instrument qui lui permet, au cas où un "avertissement" ne suffirait pas, de parer à toute ambiguité concernant ses classiques : le remake en "live-action", qui permet de retourner les classiques animés avec de véritables acteurs ou en mélangeant prises de vues réelles et les effets spéciaux. "C'est un formidable outil, rebondit Christian Chelebourg. Il permet par exemple de refaire La Petite Sirène avec une héroïne noire (en cours de tournage, NdlR), ce qui a fait bondir tout le monde alors que cela ne doit normalement pas poser de problème. Mais j'ai envie de dire que chaque fois que cela pose problème, Disney gagne un point."
L’Amérique à cran
Il n'empêche, la frontière est mince entre la polémique contrôlée et le scandale pur et simple. Témoin, le tournage "live-action" du récent Mulan, pour partie situé en Chine, dans une région où se trouvent des camps d'internement de Ouïghours. Une polémique qui, additionnée aux remerciements adressés aux autorités chinoises dans le générique de fin, a grandement contribué à entacher la réputation du film.
Pas de quoi décontenancer la firme, qui évolue dans l'Amérique progressiste de Joe Biden et Kamala Harris tel un poisson dans l'eau. Un contexte bien particulier qui pourrait amener Disney à accélérer encore la révision de son catalogue. Avec quelles conséquences ? "Dans les livres, voyez où on en est aux USA, fait remarquer Christian Chelebourg. Mark Twain n'est plus possible, et au Canada une bibliothèque vient d'interdire L'Odyssée d'Homère. Donc, de toute façon, Disney n'a pas le choix compte tenu des marchés américain et canadien : toute la culture d'Amérique du Nord et californienne est complètement à cran là-dessus. Mais jusqu'où cela peut aller ? Où arrête-t-on et où commence-t-on à choquer ?"
Égalité de traitement, vraiment ?
Depuis 2019, Disney est sous le coup d’un recours collectif en justice pour avoir fermé les yeux sur des inégalités salariales entre hommes et femmes au sein de l’entreprise. Au pays du bonheur et de l’inclusivité, voilà qui fait tache - qui plus est lorsque l’on compte au sein de son conseil consultatif le Geena Davis Institute on Gender in Media, qui défend "un équilibre entre les sexes" au sein de l’industrie du divertissement.
L’affaire a commencé avec la plainte de deux employées de Disney en Californie, LaRonda Rasmussen et Karen Moore. Selon le cabinet qui a engagé les poursuites, Rasmussen était par exemple payée entre 16 000 et 40 000 dollars de moins qu’une demi-douzaine d’hommes à travail équivalent. La firme a réagi quelques mois plus tard en réévaluant son salaire, mais a toujours nié que cette différence de traitement était basée sur le sexe…
Cela n’a pas empêché les plaignantes d’insister, d’autant qu’une dizaine d’employées ont fini par se joindre aux poursuites… En conséquence, ce qui pouvait passer pour des cas isolés n’a pas tardé à dégénérer en recours collectif, les plaignantes réclamant désormais des augmentations de salaire, des arriérés, des dommages et intérêts ainsi que des ajustements de salaires. Et pour ne rien gâcher, il est également demandé à Disney de créer une task force sur l’équité et la justice. Un camouflet pour la firme qui dit s’être penchée en profondeur sur la question en 2017, et a été sommée par un juge, en septembre dernier, de divulger un aperçu des documents - jusqu’ici confidentiels - détaillant la façon dont leur rémunération d’entreprise est distribuée.
Les "autres"
Ce n’est pas la première fois que Disney, qui prohibe explicitement tout type de discriminations en son sein, fait face à des poursuites de ce genre. Selon l’Université de Miami, des poursuites ont notamment impliqué des couples homosexuels dans les années 1980, lesquels étaient priés de ne pas danser ensemble lors d’événements ayant lieu à Disneyland. Poursuivie, la firme a notamment argué à l’époque qu’en tant qu’installation privée, l’entreprise pouvait procéder à l’expulsion "d’individus ou groupes qui, par leurs actions, leurs vêtements ou leurs attitudes, pourraient interférer ou compromettre le plaisir que Disneyland donne aux autres"…
Ce n'est qu'au tournant des années 2000, sous la houlette de Robert Iger, que Disney a mis fin à toute ambiguïté à l'égard des personnes homosexuelles, en assumant notamment les fêtes informelles réunissant la communauté homosexuelle (Gay Days) - officialisées en Europe sous le nom de Disneyland Pride.