Les sondages ont-ils influencé les résultats de la présidentielle française?
En France, tout au long du mois de mars, quatre sondages dédiés à la présidentielle ont été publiés par jour. C’est 40 fois plus qu’il y a 50 ans, note le politologue Alexandre Dézé. Quelle fut l’influence de ces études d’opinion sur le choix des Français ? Leurs résultats favorisent-ils le vote utile, certains électeurs ne choisissant pas de "petits" candidats annoncés comme battus, au détriment des favoris ? Bref: les sondages dictent-ils l’élection ?
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- Publié le 14-04-2022 à 09h33
- Mis à jour le 20-04-2022 à 09h15
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Réponses avec trois spécialistes de la question.
"Ils ont joué un rôle de boussole"
Maître de conférences en science politique à l'Université de Montpellier, Alexandre Dézé est l'auteur de l'ouvrage 10 leçons sur les sondages politiques (De Boeck).
De manière générale, les sondages influencent-ils le résultat d’une élection ?
De manière générale, non, les sondages n'influencent pas directement le résultat d'une élection. Les comportements électoraux, qu'il s'agisse de la participation ou de l'orientation, sont avant tout déterminés par des variables sociales : sexe, âge, profession, niveau de diplômes et de revenus, lieu d'habitation, pratique religieuse, etc. Par ailleurs, pour être influencé par les sondages, et toujours si l'on parle de manière générale, encore faut-il en prendre connaissance. Or, en moyenne, deux tiers des individus ne leur prêtent pas forcément attention, et ceux qui les consultent sont souvent les plus politisés, donc les moins influençables. Enfin, on a pu théoriser certains effets des sondages, comme l'effet bandwagon, qui consiste à rallier le gagnant pressenti, ou l'effet underdog, qui consiste à soutenir le perdant pressenti. Mais, d'une part, la vérification empirique de ces effets sur les individus est méthodologiquement complexe, sinon impossible, et, d'autre part, ces effets tendent à s'annuler les uns les autres.
Plus particulièrement, les résultats du premier tour semblent-ils avoir été influencés par les sondages ?
Effectivement. Si l’on quitte le niveau général et qu’on s’intéresse au cas particulier de cette élection, on peut sans doute considérer que les données de sondages ont joué un rôle dans la participation et la distribution des voix. Bien sûr, il faudra attendre les résultats des enquêtes sociologiques pour en savoir plus, mais on voit bien que les réflexes de vote utile, pour Jean-Luc Mélenchon ou Emmanuel Macron, ont été pour partie commandés par les résultats des enquêtes sondagières. Dans une campagne aussi flottante, avec un débat quasi inaudible et un agenda introuvable, les sondages ont d’autant plus joué un rôle de boussole.
Ont-ils davantage d’influence qu’auparavant en raison de la désaffiliation partisane, du fait que l’on se sente moins appartenir à un parti ?
Je ne suis pas certain que les deux phénomènes soient liés, a fortiori dans le cadre d’une élection présidentielle, où l’on vote toujours moins pour un parti que pour une personne. Encore une fois, il faut relativiser l’influence des sondages, même pour ce premier tour. Les logiques de vote sont trop complexes pour être ramenées à une seule logique qui serait celle des sondages. En revanche, là où on peut relier les deux phénomènes, c’est au niveau de la sélection des candidats, dans laquelle les sondages n’ont jamais occupé une place aussi importante, précisément en raison de l’affaiblissement des partis politiques. Les Républicains ont même envisagé de désigner leur candidat en procédant par sondages. Et plus largement, on a pu observer, avec Zemmour et Hidalgo, à quel point les enquêtes étaient susceptibles de produire des effets de qualification ou de disqualification sur les candidatures.
La presse couvre-t-elle adéquatement les résultats des sondages ?
Elle la couvre même bien trop ! Les sondages qui sont rendus publics sont quasi exclusivement commandités par des médias. En France, le nombre d’enquêtes réalisées dans le cadre des campagnes présidentielles a été multiplié par 40 en 50 ans. Or, le problème, c’est que ces sondages sont le plus souvent considérés par les médias comme un reflet fidèle des rapports de force électoraux et un instrument fiable de prévision politique. C’est pourtant loin d’être le cas, et on peut regretter un manque de précautions. Il faut ainsi se souvenir que depuis 1995, toutes consultations électorales confondues, les estimations des instituts se sont révélées approximatives ou erronées dans environ un cas sur deux.
Pensez-vous qu’il faille davantage limiter ou réguler la publication des sondages avant les élections ?
Juste avant les élections, peut-être pas, puisque c’est à ce moment-là que les prévisions sondagières sont censées être les plus proches de la réalité finale. Lors de la dernière présidentielle de 2017, près de 40 % de la production sondagière avait été publiée avant le mois de février de cette année, soit à trois mois du scrutin. Or, dans ce cas, les prévisions ne sont correctes que dans un cas sur trois. À six mois, elles ne sont plus correctes que dans un cas sur huit. Ce sont donc plutôt ces estimations, très éloignées des résultats finaux, dont il conviendrait de limiter la production.
"Il est impossible de trancher cette question"
Directeur général adjoint de l'institut de sondages OpinionWay, Frédéric Micheau est l'auteur de l'ouvrage Le Sacre de l'opinion. Une histoire de la présidentielle et des sondages (éd. du Cerf).
Les sondages ont-ils influencé le premier tour du dimanche 10 avril ?
La question de l’influence des sondages, étudiée par les scientifiques et les sondeurs depuis le début des études d’opinion il y a 90 ans, est une question très complexe. D’abord, parce que le concept d’influence est peu défini et ne se laisse pas enfermer facilement. Il est en effet difficile de savoir à quelles influences nous sommes sujets à la veille d’une élection : elles sont nombreuses, certaines sont inconscientes et elles s’imbriquent en nous dans des proportions qui sont propres à chaque individu. Concernant l’influence des sondages, on évoque une chaîne causale faite de différents filtres. Il y a d’abord une phase d’exposition aux sondages, qui est différente en fonction de chaque individu et de sa consommation médiatique. Il faut ensuite pouvoir y être attentif, puis acquérir et assimiler les résultats, avant de les accepter ou non. Il s’agit d’autant de filtres qui permettent de comprendre que les Français ne reçoivent pas naïvement les sondages. Il s’agit pour eux d’une information qu’ils mettent à distance et qu’ils intègrent dans leur raisonnement aux côtés des autres informations. Ainsi, dire que l’on vote toujours pour celui qui est en tête est une vision caricaturale du vote démentie par les faits. C’est la même chose quand on parle de "prophétie autoréalisatrice" des sondages : les citoyens ne suivent pas aveuglément ce que ceux-ci prédisent, et c’est heureux.
Ce n’est pas ce qu’affirment de nombreux "petits" candidats…
En effet, car critiquer les sondages, quand ceux-ci ne vous donnent pas gagnant, est un argument de campagne utile pour mobiliser les électeurs. Pensez-vous que Nicolas Dupont-Aignan [qui a obtenu 2,1 % ce dimanche, NdlR] critiquerait les sondages si ceux-ci le créditaient de 30 % ? Sur le fond, je ne dis pas que les sondages n'ont aucun effet, mais leur influence est moindre auprès des électeurs qui ne les suivent pas en permanence qu'auprès des acteurs politiques et médiatiques.
Les médias se laissent-ils trop prendre au jeu des sondages ?
Je trouve qu’ils traitent des sondages mieux qu’auparavant, en étant plus pédagogiques et transparents. On assiste cependant à une influence des études d’opinion sur le traitement médiatique avec le prisme sondagier. L’effet de celui-ci est que l’on considère une élection principalement à travers les sondages. Une grille de lecture anticipée des résultats se forme et un second tour apparaît comme inéluctable. Au-delà de la presse, notons que les sondages ont aussi des effets sur l’offre électorale : tel candidat décide de se présenter car il est encouragé par les études d’opinion, alors que tel autre se retire, découragé. Pour autant, ce phénomène n’est pas systématique. En définitive, il est impossible de trancher scientifiquement cette discussion. Pour pouvoir objectivement quantifier l’influence des sondages, il faudrait réaliser une expérience avec deux groupes représentatifs de la population, dont un bénéficierait de toutes les informations relatives à la campagne, sauf les études d’opinion. Mais les résultats de celles-ci sont tellement imbriqués dans les analyses préélectorales qu’une telle expérience est impossible à mener. Nous ne bénéficions donc pas de données qui permettraient de prouver ou d’infirmer l’existence d’une éventuelle influence des sondages électoraux.
Et chez nous?
"La Belgique aussi est un pays de sondages politiques, note Pierre Baudewyns, professeur en science politique à l'UCLouvain. Mais elle l'est à son échelle : au vu de sa petitesse, le pays ne connaît pas d'instituts de sondages aussi importants que les français."
"Il est probable que les sondages aient un effet - à l'instar de ce qui se passe en France - sur le comportement électoral des Belges : les résultats des enquêtes d'opinion sont un déterminant du vote parmi d'autres pour de nombreux électeurs. Sans doute particulièrement auprès des personnes qui se décident dans le courant du mois qui précède l'élection. Or, en Belgique, le nombre de ces 'indécis' est en augmentation, particulièrement en Flandre", constate encore Pierre Baudewyns. Néanmoins, si le système électoral belge se différencie de celui de son voisin français en ce que le vote est obligatoire et que le scrutin est proportionnel et non majoritaire, il est difficile de comparer et de quantifier objectivement l'influence des sondages entre les deux pays.