Faut-il supprimer les poubelles publiques?
La commune de Jette, en région bruxelloise, a supprimé la moitié de ses poubelles publiques. La ville de Spa les enlèvera de ses bois. Est-ce une solution pour favoriser la propreté publique?
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Publié le 29-04-2022 à 12h29
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À Spa, des bois communaux sans poubelles
Dans les forêts qui bordent la ville de Spa, elles sont désormais une espèce en voie d’extinction. L’entité a en effet décidé de supprimer les poubelles publiques de ses bois communaux dans le cadre d’une vaste politique "zéro déchet".
Pour les autorités communales, trois arguments légitiment cette expérience. Ces poubelles, situées en pleine nature, sont peu accessibles pour les employés qui doivent les vider. Isolées, elles favorisent également les dépôts clandestins de déchets. Surtout - expliquait Yoann Frédéric, échevin de l'Environnement, auprès de la RTBF - la commune souhaite "pouvoir totalement changer la responsabilité de camp et envoyer un message très clair aux gens qui fréquentent nos espaces naturels : si vous venez dans la nature avec vos déchets, vous avez la responsabilité de les emporter avec vous".
Moitié moins de poubelles à Jette
Peu de communes ont lancé cette expérience en tant que telle (la commune française de Saint-Hillaire-de-Riez l'a d'ailleurs abandonnée faute de résultats concluants), mais "de très nombreuses communes, ainsi que la majorité des acteurs sont en pleine réflexion" au sujet du ramassage des déchets , explique Étienne Cornesse, porte-parole de Bruxelles-Propreté.
C'est notamment le cas de la commune de Jette. En 2019, celle-ci a lancé un vaste "Plan propreté" comprenant dix axes de travail, dont une réflexion sur le nombre et sur l'emplacement des poubelles publiques. "En fonction des voiries, les poubelles étaient placées par différentes instances (la Région, la commune…), explique Mounir Laarissi, échevin de la Propreté publique. Nous avons donc demandé d'avoir la main sur toutes les poubelles pour mieux rationaliser leurs emplacements. Nous avons revu ceux-ci et, trois ans plus tard, il ne reste plus que la moitié des 600 poubelles que nous comptions sur le territoire communal en 2019. Pour autant, on ne marche pas dix minutes dans Jette sans trouver où jeter ses déchets."
Des poubelles ont ainsi été placées devant des lieux stratégiques : dans des zones commerciales, devant les écoles, à chaque arrêt de transport en commun… Dans d’autres endroits, des poubelles ont au contraire été supprimées. C’est le cas dans des quartiers résidentiels où elles engendrent régulièrement des dépôts clandestins.
Inspirée d'expériences en Belgique et à l'étranger (Flandre, Suède, etc.), cette approche de réduction du nombre de poubelles "se fonde sur le constat suivant : la croissance du nombre de poubelles publiques ne serait pas tant une solution à la malpropreté qu'un facilitateur du problème car dans un certain nombre de cas elles attirent davantage de saleté et de déchets : non seulement elles encouragent une consommation plus importante de déchets, mais en plus elles mobilisent les services de propreté [ce qui génère] davantage de circulation et, partant, de pollution", peut-on lire dans les documents communaux. Cette politique de rationalisation a contribué à favoriser une meilleure propreté publique, assure l'échevin.
Un cercle vertueux
À Jette comme ailleurs, cette réflexion autour de l'emplacement des poubelles se fait au cas par cas, ajoute Étienne Cornesse : en fonction des commerces, du passage, de la densité de la population… Il n'y a en effet pas de solution unique pour réduire le nombre de déchets et favoriser la propreté publique. Un constat semble cependant partagé : un lieu sale engendre davantage de saleté. Au contraire, affirme Mounir Laarissi, "un lieu propre a un impact très important sur le sentiment d'appropriation et d'appartenance de l'endroit : les gens se sentent chez eux et cela les motive à veiller sur leur environnement".
L’histoire dira si l’expérience menée à Spa engage un autre rapport aux lieux et aux déchets dans le chef des citoyens. Peut-être la ville ardennaise se rapprochera-t-elle des alpages suisses vierges de poubelles, voire du Japon qui n’installe presque aucune "corbeille" sur son territoire.
"L’écologie est avant tout une question politique"
Pierre André est philosophe, chargé de recherches FNRS à la Chaire Hoover d’éthique économique et sociale de l’UCLouvain. Il s’intéresse à l’éthique environnementale et en particulier à la justice climatique. Il pose un regard théorique sur cette question.
Faut-il supprimer les poubelles publiques pour réduire les déchets ?
Cette mesure cherche à faire changer les habitudes des individus. On présume que les poubelles publiques inciteraient à jeter des détritus à leur proximité. En outre, leur retrait serait supposément une incitation à réduire ses déchets pour ne pas subir le désagrément de les transporter. Il est en effet souhaitable de réduire la quantité de déchets non seulement sur la voie publique et en général. Mais alors on doit se préoccuper des conséquences réelles, pas seulement d’inculquer des vertus aux citoyens. Or, on peut se demander si les incitations et les amendes sont suffisantes pour modifier les habitudes. L’être humain n’obéit pas qu’à la rationalité économique mais à une pluralité de normes. Au Japon, où le nombre de poubelles publiques est très réduit depuis les attaques au gaz sarin des années 1990, une culture civique largement partagée joue probablement un rôle fondamental.
Cette politique a-t-elle d’autres implications éthiques ?
Elle pose aussi une question de justice sociale. En effet, on peut penser que les poubelles publiques se rapprochent d'un bien public (non excluable et jusqu'à un certain point non rival) créé par la mutualisation des coûts. Les supprimer revient donc à privatiser une partie des coûts de ramassage en les faisant peser sur les particuliers. La réduction des dépenses publiques est d'ailleurs probablement aussi une motivation. D'un côté, cette privatisation des coûts permettrait de couper court à des attitudes de free-riding : qu'on songe par exemple à la vente de cafés à emporter qui se décharge du ramassage des gobelets jetables. De l'autre, cependant, la mutualisation des coûts par les autorités publiques présente souvent des avantages. Elle peut être plus efficace si elle permet de faire des économies d'échelle, comme avec le nettoyage de la voie publique. Cette solidarité peut aussi être jugée plus équitable si les dépenses publiques sont financées par des impôts progressifs. Certes, on peut croire que le coût pour les individus de la suppression des poubelles publiques est insignifiant. Néanmoins ce n'est pas forcément le cas pour tout le monde : comme le retrait des fontaines à boire ou des toilettes publiques, elle prive par exemple les sans-abri de l'accès à un bien critique pour eux.
Cette mesure serait-elle le signe que l’écologie engage un retour de la responsabilité individuelle ?
C’est en effet un discours courant : face aux problèmes environnementaux, on a tendance à renvoyer les individus à leurs prétendus devoirs. On leur enjoint de faire leur part à travers des écogestes : trier ses déchets, utiliser l’eau et l’énergie avec parcimonie, faire du vélo, etc. Cela peut être un moyen pour les États et les entreprises de se déresponsabiliser. Cela évacue aussi la question du juste partage des efforts. Toutefois, l’approche individuelle est plus ou moins pertinente selon les problèmes. Certes, un individu peut faire une contribution non négligeable en évitant de jeter un sac plastique dans la nature (qui ne finira pas dans l’estomac d’un animal marin) ou en n’infligeant pas de pollution sonore à ses voisins.
Cependant, de nombreux maux environnementaux sont des problèmes d’action collective à l’échelle mondiale, dont les causes et les conséquences sont diffuses. Le changement climatique en est bon exemple. Même en étant très vertueux, mes efforts ont un effet imperceptible sur les émissions mondiales de gaz à effet de serre s’ils ne sont pas largement suivis par les autres. Je ne peux donc pas me dire que j’ai accompli mon devoir en changeant de mode de vie, et me laver les mains de ce que nous faisons collectivement. Le changement climatique, comme la biodiversité, est avant tout une question politique.