La nouvelle Constitution en Tunisie signe-t-elle l'arrêt de mort des Printemps arabes?
La Tunisie a voté lundi par référendum, malgré une abstention record, en faveur d'une nouvelle Constitution conférant les pleins pouvoirs au président. L’adoption de celle-ci pose de multiples questions, notamment en termes de transitions démocratiques au sein du monde arabe. Ce texte sonne-t-il le glas des révolutions déclenchées voici onze ans à Tunis ? Quelles conséquences cela va-t-il avoir pour les Tunisiens? Réponse avec deux experts.
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- Publié le 29-07-2022 à 09h39
- Mis à jour le 30-07-2022 à 07h57
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"De la révolution de 2011, la Tunisie sort boiteuse"
La Tunisie a voté lundi par référendum, malgré une abstention record, en faveur d’une nouvelle loi fondamentale conférant les pleins pouvoirs au président. Quelles conséquences ce texte va-t-il avoir pour les Tunisiens? Réponse avec Didier Leroy, chercheur à l’Institut royal supérieur de défense (IRSD) et à l’Université libre de Bruxelles (ULB).
Pourquoi le président tunisien Kaïs Saïed a-t-il souhaité modifier la Constitution de son pays ?
Parce que c'est dans la suite logique des choses dès lors que l'on a à l'esprit la manière dont l'individu, Kaïs Saïed, s'est profilé dans le champ politique post-révolutionnaire. C'est un homme qui n'est pas affilié aux partis politiques traditionnels ou majoritaires en Tunisie. Il s'est présenté comme antisystème bien que maniant certains outils du système mieux que personne puisqu'il est à l'origine professeur de droit constitutionnel. Il a eu beaucoup de soutiens à l'échelle populaire et en a toujours beaucoup même si ses dernières démarches ont polarisé la population tunisienne entre ses supporters résiduels hardline et une base plus tiède qui s'est effritée par crainte d'un tournant autoritaire.
Par ailleurs, il y a en Tunisie un contexte de stigmatisation de la principale force d’opposition qui est incarnée par le parti Ennahda, soit l’émanation locale des Frères musulmans, principale force anti-Ben Ali. Ce parti a remporté les premières élections post-Printemps arabe, a presté une performance médiocre mais a eu l’intelligence de rendre les rênes du pouvoir au scrutin qui a suivi sa montée en puissance. Les Tunisiens ont toutefois gardé à l’esprit que la situation économique de leur pays s’est continuellement dégradée au travers de ces années post-Ben Ali. Ceci explique pourquoi il y a aujourd’hui un contexte assez favorable pour permettre à un individu qui s’est présenté comme antisystème de se présenter comme l’ultime espoir pour un changement radical.
Cette nouvelle Constitution est-elle seulement légitime dès lors qu’un taux d’abstention de près de 70 % a été enregistré à l’issue du référendum de lundi ?
Le résultat de 94,6 % de "oui" à une réforme constitutionnelle est assez attendu et doit en effet être contrebalancé avec un taux de participation très faible de 30 % (la majorité des partis politiques et de nombreux segments de la société civile avaient appelé au boycott, NdlR).
Mais attention tout de même : il ne faudrait pas tomber ici dans une lecture selon laquelle un autocrate ferait face à tout un pays. Les 30 % de votants sont très clairement des soutiens fiables du président Saïed. Si ce n’était pas le cas, on aurait sans doute déjà assisté à toute une série de fissures visibles au sein de l’appareil sécuritaire tunisien. On pourrait voir des désertions au sein des forces armées. Or, ce n’est pas le cas.
Le virage autoritaire est là. Pour l’heure, faut-il toutefois parler de basculement vers un "régime dictatorial" ?
Il est sans doute prématuré de parler de régime dictatorial mais force est d'admettre qu'il y a là pas mal d'ingrédients dans le nouveau texte constitutionnel qui pourraient mener à cette recette-là in fine. On a intérêt à laisser un peu de temps s'écouler pour voir comment le président va se comporter au cours des cinq prochains mois (jusqu'aux élections législatives de décembre, NdlR) où il aura une marge de manœuvre maximale puisqu'il pourra continuer à gouverner par décret. Pour l'instant, toutes les forces d'opposition sont neutralisées et les médias sont manifestement muselés autant que possible.
Je pense que le baptême du feu pour que le président puisse véritablement s’enraciner comme un autocrate ou pas sera la manière dont l’économie tunisienne évoluera au fil des prochains mois.
L’économie sera donc la variable pivot dans les prochains mois, dites-vous ?
Oui, je le crois. À l'échelle des Printemps arabes, la Tunisie est présentée à l'extérieur comme la seule success story en termes de transition démocratique. Toutefois, sur le plan économique, la majorité des Tunisiens sont asphyxiés et presque nostalgiques de leur quotidien sous Ben Ali. De cette révolution de 2011, la Tunisie sort boiteuse et ce, malgré qu'elle soit sous perfusion des puissances étrangères : une transition démocratique saine mais une économie à plat.
Que va-t-il se passer dans la Tunisie de 2022 ?
Pendant un certain temps, on va surtout assister à une radicalisation de deux Tunisie avec, comme pomme de discorde, la figure du Président. Et ce sont des résultats économiques susceptibles d’être produits par les futurs gouvernements du président Saïed que dépendra le rapport de force entre ces deux Tunisie.
Soit on s’oriente vers un scénario à l’égyptienne où l’armée, l’architecture sécuritaire du pays reste très cohésive et affaiblit de plus en plus les forces d’opposition mais instaure une atmosphère qui n’est pas joyeuse. Soit la situation économique continue de se dégrader et les forces pro-Saïed vont s’effriter et vont percoler à travers les différents segments de la société tunisienne, y compris les forces de l’ordre.
À partir de ce moment, il n’est pas exclu que la grogne populaire s’exprime à nouveau dans les rues des grandes villes du pays. Il pourrait alors se reproduire un scénario du type de 2011, soit une nouvelle page de fièvre révolutionnaire puisque l’on serait de nouveau dans une configuration où il y aurait matière à se plaindre d’une figure, en l’occurrence celle du président Saïed.
"On ne reviendra pas au régime d’avant la révolution"
L’adoption d’une nouvelle Constitution en Tunisie pose de multiples questions, notamment en termes de transitions démocratiques au sein du monde arabe. Ce texte sonne-t-il le glas des révolutions déclenchées voici onze ans à Tunis ? Réponse avec Nedra Cherif, chercheuse indépendante, spécialiste des processus de transition politiques au sein du monde arabe.
Cette nouvelle Constitution tunisienne signe-t-elle l’arrêt de mort des Printemps arabes ?
Elle marque indéniablement une rupture dans le processus tunisien. Cette rupture, soulignons-le, a été souhaitée par le Président Saïed - et ses soutiens - puisqu'il a voulu marquer un changement avec ce qu'il appelle "la décennie noire", soit les années entre 2011 et 2021. Pour lui, cette nouvelle Constitution symbolise une forme de renaissance du processus démocratique dans la mesure où il estime que la démocratie a été complètement dévoyée entre 2011 et 2021. Pour lui, le référendum de lundi est une manière de rendre le pouvoir au peuple et d'établir ce pour quoi il avait fait campagne, à savoir l'instauration d'une démocratie plus directe et en conférant plus de prérogatives aux communautés locales. L'autre volet de son projet, c'est de redonner voix aux objectifs socio-économiques de la révolution qui, à ses yeux, ont été trahis par l'élite au pouvoir depuis dix ans.
Si on se place du côté de l’opposition, soit du parti islamiste Ennahda, ce qu’il se passe aujourd’hui en Tunisie constitue un renversement de tout ce qu’ils ont construit durant ces dix années, de la Constitution de 2014 qui était perçue - à raison - comme le fruit d’un consensus entre des courants politiques assez divergents. Deux visions différentes de la démocratie coexistent donc aujourd’hui en Tunisie.
Sur papier, c’est néanmoins un hyperprésident qui se retrouve aujourd’hui aux commandes du pays…
Le texte de la nouvelle Constitution est en effet problématique car il confère de larges prérogatives au Président. Il pourrait ouvrir la voie à un régime beaucoup plus autoritaire qu’il ne l’a été au cours de la dernière décennie. Tout va dépendre de la manière dont il est mis en œuvre par le Président Saïed.
La première vague des révolutions arabes a commencé avec la Tunisie en 2011. Onze ans plus tard, elle semble s’y finir. Tout cela pour cela…
Il est légitime d’éprouver une forme de déception face au cas tunisien. Ceci étant, si on prend du recul par rapport aux processus de transition de manière plus globale, il est tout à fait courant d’avoir dans un régime en transition des retours en arrière, qu’il n’y ait pas immédiatement de stabilisation. Ce n’est pas un phénomène spécifique à la Tunisie.
On a souvent entendu dire dans la bouche de certains observateurs que le cas tunisien était une success story. Toutefois, on a constaté assez vite une forme de délitement de la situation politique et socio-économique depuis les élections de 2014 avec un retour progressif mais réel d'une nostalgie pour l'ancien régime. Je pense que l'on ne reviendra pas à l'ancien régime tel qu'il était avant la révolution. Le président Saïed l'a déclaré lui-même : le peuple tunisien ne permettrait pas un retour à la dictature. Il y a donc là une conscience de sa part qu'un retour en arrière total n'est pas possible. Je pense que l'on va vers quelque chose de différent, une sorte d'"autocratie libérale" si je puis dire, une autre démocratie.
Est-ce un modèle inédit?
Ce que propose le Président est nouveau pour la Tunisie mais il n’est pas neuf en soi. Certaines personnes l’ont par exemple comparé à l’idée qu’avait Mouammar Kadhafi en Libye de donner plus de pouvoir à des représentations locales. Il s’inspire également beaucoup de ce que la philosophe et politologue Hannah Arendt appelait "les démocraties des conseils". Il n’a donc en soi rien inventé. Il s’est inspiré d’autres idéologies et essaye de les mettre en œuvre en Tunisie, ce qui est nouveau dans le pays. Aujourd’hui, le président Saïed détient énormément de pouvoir mais on n’est pas dans un système de répression des libertés des opposants comme on a pu le voir en Égypte en 2014.
Quelle est la variable pivot qui va déterminer la suite?
Indéniablement, le facteur économique et social va jouer un rôle important dans les prochains mois. Pour reprendre les propos d’une chroniqueuse tunisienne, pour le moment le Président est "en état de grâce". Il y a une nouvelle Constitution certes, mais il pourrait ensuite y avoir des déçus y compris parmi ses soutiens. S’il n’est pas capable de donner des résultats sur le plan économique, cela va être très difficile à gérer pour lui, d’autant qu’il est isolé puisqu’il a exclu du dialogue les partis politiques.
Sur le plan des droits fondamentaux et des libertés individuelles, doit-on s’inquiéter dans la Tunisie de 2022?
À l’heure où nous parlons, il ne va pas y avoir de changement radical sur ce plan-là. On l’a vu cette dernière année, avec un président qui avait déjà pratiquement tous les pouvoirs, on a conservé un espace de libertés et d’actions de la société civile. Certes il y a eu des dérives sécuritaires mais sont-ce des actes isolés de la part de certains acteurs de sécurité ? Cela reste à voir.
À court terme, je ne pense pas que cela va changer fondamentalement mais force est de constater que le nouveau texte ne permet pas d’équilibre des pouvoirs. La question fondamentale aujourd’hui est de savoir si le Président va être capable de réconcilier les deux Tunisie, s’il va se comporter en vainqueur et s’adresser uniquement aux Tunisiens qui ont voté "oui" ou, au contraire, s’il va agir comme le président de tous les Tunisiens en acceptant les différents points de vue exprimés ? C’est cela qu’il faudra observer au cours des prochains mois.