La violence va-t-elle s’imposer dans nos démocraties ?
Assaut du Capitole à Washington en 2021, assaut du Congrès, du palais présidentiel et de la cour constitutionnelle brésilienne en janvier 2023, complot déjoué en Allemagne contre le Bundestag… De nombreux groupes s’attaquent aux institutions démocratiques. Le rejet de la démocratie risque-t-il de s’étendre ?
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- Publié le 10-01-2023 à 10h03
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Dimanche à Brasília, des milliers de partisans de l’ancien président Jair Bolsonaro ont tenté de prendre d’assaut le Congrès, le palais présidentiel et la cour constitutionnelle. En attaquant les institutions démocratiques du pays, ils témoignaient de leur refus d’admettre la récente victoire du président Lula (voir pp.10 et 11). Cet évènement est survenu deux ans après l’assaut du Capitole à Washington, commis par les partisans de Donald Trump.
Ces manifestations semblent témoigner du fait que des pans de plus en plus larges de populations ne croient plus dans les institutions et les principes démocratiques. À travers les poussées électorales de partis extrémistes, ou la prégnance de plus en plus forte de certaines théories complotistes menant parfois à la violence (en décembre en Allemagne, un réseau armé a été démantelé alors qu’il voulait s’attaquer au Bundestag), cette défiance semble toucher d’autres pays. Si ces risques, issus ici du populisme de droite se multiplient, nos démocraties auront-elles encore les assises pour leur résister ? Et si oui, comment ?
”Je ne crois pas qu’il y ait une exception européenne qui préserverait nos pays”
Professeur en science politique à l’ULB, auteur de l’ouvrage Le Brésil en 100 questions (éd. Tallandier, 2022), Frédéric Louault revient sur les clivages qui traversent de nombreuses sociétés, qui fragilisent les démocraties et qui nourrissent le néopopulisme.
Deux ans après l’assaut du Capitole à Washington commis par les “trumpistes”, les partisans de Jair Bolsonaro ont envahi les lieux de pouvoir à Brasília. Peut-on comparer les deux évènements ? Leurs ressorts sont-ils identiques ?
Oui, les militants “bolsonaristes” se sont inspirés des “trumpistes”, et échangent beaucoup avec ces derniers. Les modes d’action furent identiques, à ceci près que les manifestants brésiliens se sont attaqués aux trois pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire) et pas seulement au pouvoir législatif comme ce fut le cas aux États-Unis le 6 janvier 2021.
À Brasília, nous faisons face à une catégorie de militants très mobilisés et pour beaucoup immergés dans des réseaux complotistes ou dans des groupuscules fascistes. Voici deux mois qu’ils se mobilisent de manière dispersée en bloquant des routes ou en campant devant des casernes afin d’inciter – en vain – les forces armées à s’engager dans un coup d’État. Ils se sont finalement concentrés à Brasília ce dimanche suite à différents appels sur les réseaux sociaux. Il y avait dans leur assaut une dimension très symbolique : celle de militants qui ne cherchaient pas tant à conquérir le pouvoir qu’à perturber l’exercice du pouvoir pour s’attaquer aux bases de la démocratie et de ses institutions, pour montrer qu’ils refusent les règles du jeu et la défaite électorale.
Est-ce un épiphénomène issu d’une minorité radicalisée, ou est-ce la partie immergée d’un iceberg de défiance et de rejet envers la démocratie ?
C’est le symptôme d’une réelle défiance qui est couplée à une forte polarisation des sociétés en Amérique du Sud et en Amérique centrale. C’est cette polarisation qui est sans doute la plus inquiétante. Nous sommes dans une sorte de confrontation d’opinions figées et forgées sur base d’informations qui sont souvent de faible qualité. Il n’y a plus de place pour le débat d’idées. Cela engendre une montée de l’intolérance politique accompagnée d’une montée des registres de violence pour résoudre les problèmes politiques. Le cadre démocratique en est fortement fragilisé.
Quelles sont les racines les plus profondes de cette méfiance envers la démocratie ?
Il faut les chercher dans les systèmes éducatifs inégalitaires, couplés à la montée très rapide de nouvelles manières de s’informer sans recul critique, notamment sur les réseaux sociaux. Cette simplification des idées et la montée de la méfiance sont catalysées par des personnalités politiques qui se présentent comme des outsiders – tels Bolsonaro ou Trump. Ceux-ci incarnent alors des figures antisystèmes proches du peuple. On peut parler dans les cas de Bolsonaro et Trump de néopopulisme néoconservateur. La stratégie politique de telles personnalités repose sur cette polarisation du débat. Elles l’amplifient, tout en normalisant les registres de violence et le rejet de l’autre qui est présenté non plus comme un compétiteur, mais comme un ennemi.
Doit-on s’attendre à d’autres évènements de ce type ?
Certaines de ces figures politiques qui jouent sur le rejet du système semblent plafonner, bien que ce soit souvent à un niveau très haut dans les urnes. Cela permet aux forces qui respectent le jeu politique traditionnel de se maintenir ou de reconquérir le pouvoir (ainsi de Joe Biden après l’épisode Trump par exemple). Néanmoins, l’émergence de ces néopopulistes laisse des traces très profondes et clive toujours davantage la société. On observe que les projets politiques portés par ces individus s’incrustent dans le paysage : le trumpisme survivra à Donald Trump et le bolsonarisme à Jair Bolsonaro.
Et en Europe ? Nos démocraties sont-elles assez solides pour éviter de tels clivages ? Le contexte est-il comparable à celui qui a vu naître Trump et Bolsonaro ?
Je ne crois pas qu’il y ait une exception européenne qui préserverait nos pays de cette montée des populismes. Peut-être bénéficions-nous de politiques éducatives ou d’interventions étatiques qui permettent de ralentir ce processus et de limiter certains de ses effets dans les urnes, mais on constate aussi en Europe la montée de l’intolérance, de radicalités et de projets qui tentent de saper de l’intérieur les démocraties. Ce à quoi nous avons assisté au Brésil participe d’un phénomène plus global et d’une menace qui pèse aussi sur nos pays.
Les démocraties occidentales traversent-elles la crise de légitimité la plus forte depuis la Seconde Guerre mondiale ?
La crise de légitimité qu’elles traversent est en partie due à un manque de performance de leur part, ou à des scandales de corruptions par exemple. Ce qui peut nous inquiéter est que ces personnalités populistes agissent comme des accélérateurs de crises. Ils s’en nourrissent et renforcent la défiance envers le modèle. Notons cependant que ces dernières années, les démocraties occidentales ont pu apporter en urgence des réponses à certaines crises, ainsi de la crise sanitaire. Bien que cela a pu brouiller, sous certains aspects, les frontières entre démocratie et autoritarisme, cela a permis de noter la capacité de nos régimes à faire face à de nouveaux défis. (Entretien : Bosco d’Otreppe)
”Le danger qui menace réellement nos sociétés démocratiques, c’est d’abord l’État autoritaire”
Depuis la France, Michel Kokoreff, sociologue et professeur à Paris 8, auteur de Spectres de l’ultra-gauche, l’État, les révolutions et nous, (Paris, L’Œil d’or, 2022) analyse l’histoire de la notion d’ultra-gauche en Europe. Il note que le danger qui menace nos sociétés démocratiques est d’abord l’État autoritaire, son devenir-fasciste, et l’extrême droite raciste et xénophobe.
Dans votre livre, vous qualifiez l’ultra gauche de “construction médiatique, politique et policière”. Elle ne menacerait donc pas, par la violence, nos sociétés ?
L’ambiguïté de certaines notions fait parfois leur intérêt. Mais disons que le problème de cette notion, c’est de faire apparaître une poignée d’activistes radicaux comme une “menace terroriste”, comme c’est en particulier le cas depuis l’affaire dite “de Tarnac” en France. Il y a là une rhétorique sécuritaire visant à disqualifier par avance toute contestation sociale et à gouverner par la peur. Bien sûr, cette opération n’est pas nouvelle, elle a toute une histoire allant des “lois scélérates” votées à la fin du XIXe siècle contre les anarchistes aux lois “anti-casseurs” contre le mouvement de 68. Mais, depuis 2016, la société française a connu une séquence quasi permanente de forte agitation sociale dont les Gilets jaunes n’ont été que l’expression la plus spectaculaire. Au travers de la focalisation sur le fantôme de l’ultra-gauche, on peut donc lire en creux la fragilité du pouvoir.
Il existe des extrêmes à gauche de l’échiquier politique. Certains estiment qu’elles ne sont pas plus fréquentables que les extrêmes droites…
À la gauche des partis de gauche, il y a un espace politique avec une dimension plus radicale. Cependant la violence politique n’y est pas plus prononcée que celle l’on retrouve du côté des extrémismes de droite, bien au contraire ! Dans le discours dominant, l’ultra-gauche trouverait son symétrique inverse dans l’ultra-droite, au nom de l’idée que les extrêmes se rejoignent. Lorsque, en 2008, il y a eu des perquisitions à Tarnac, ce petit village de Corrèze censé abriter la nébuleuse “anarcho-autonome” (sic), la police a fait chou blanc : pas une arme, rien en rapport avec une action présumée à caractère terroriste ; par contre, elle est tombée sur plus de 5000 livres ! Fait sans précédent, c’est un livre entier (L’insurrection qui vient, publié en 2007) qui a été versée à l’instruction. Motif : il théorisait les pratiques de sabotage ! On sait ce qu’il en est advenu, après dix ans d’instruction : la relaxe des neufs inculpés. À l’inverse, lorsque des perquisitions ont lieu parmi des groupes néo-nazis, comme ce fut le cas en 2021 avec “Recolonisons la France”, les enquêteurs ont saisi 54 armes et 1600 munitions. Ces groupes mal connus défendent une idéologie xénophobe, raciste, homophobe, auprès de laquelle les groupes autonomes apparaissent comme de doux enfants de cœur…
Pourtant, il y a eu des mouvements se définissant de gauche, voire de l’ultra gauche, et prônant la violence…
La violence politique existe, c’est un fait. Encore faudrait-il préciser de quelle violence on parle, en vue de quelles fins ? Il existe, me semble t-il, une différence politique de taille entre les appels à l’affrontement avec les forces de l’ordre, les scènes de pillage en marge des cortèges, tout le folklore du “cortège de tête”, d’un côté, et les actions mortelles contre les militants du camp d’en face, les migrants passant les frontières ou les personnes LGBTQI, de l’autre.
De même, que dire de la violence institutionnelle de la police lors des contrôles d’identité ou des manifs, de la culture de l’impunité qui existe dans ses rangs et est couverte par la hiérarchie, de la violence sociale subie par des millions de personnes ? La montée en puissance de la violence dans nos sociétés est un fait dont les causes sont complexes. La jeunesse engagée et les groupes féministes se sont radicalisés. Mais là aussi, il faudrait nuancer, ne pas confondre radicalité et radicalisation. La radicalité, c’est combattre la domination sous toutes ses formes, le capitalisme ou le patriarcat, en prenant les choses à la racine. La radicalisation, c’est un passage aux extrêmes conduisant à la violence comme fin en soi.
Comment faire rempart contre ces extrêmes que vous évoquez ?
Le danger qui menace réellement nos sociétés démocratiques, c’est d’abord l’État autoritaire, son devenir-fasciste, c’est l’extrême droite raciste et xénophobe. Allons-nous continuer à voir se résorber les libertés publiques, le droit de manifester, par exemple ? Il me semble qu’il existe des espaces de résistance à cette tendance forte, que ce soit dans les métropoles, les villes moyennes ou en zone rurale. L’expérimentation de nouveaux communs destinés à bien vivre ensemble et à soutenir les plus fragiles, le succès des Zad (zones à défendre) contre les grands projets “inutiles” et pour un autre monde plus respectueux de la nature et de chacune et chacun, la mise en réseau d’expériences qui ne dissocient plus gestes politiques, formes de vie et innovations artistiques, les collectifs d’aide aux victimes des violences policières : voilà quelques exemples de ces formes de résistance. Ils indiquent combien la stratégie du “faire-peur” est vaine. (Entretien : Maryam Benayad)