ChatGPT va-t-il remplacer votre médecin de famille ?
Le robot conversationnel, qui cartonne auprès du grand public, vient de réussir son examen de médecine. Il est capable de vous livrer un diagnostic médical en quelques instants. Sera-t-il votre prochain médecin ? Le débat, vertigineux, fait rage. Les avis divergent.
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Publié le 11-02-2023 à 14h10
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”Donne-moi toutes les pathologies possibles en lien avec les symptômes suivants : douleur au thorax, douleur dans le cou, fatigue, forte fièvre, frissons, vertiges, vomissements et saignements de nez. Suggère-moi ensuite le traitement le plus efficace pour me soigner.”
Il suffit de lui donner un ordre, de lui poser une question pour obtenir en l’espace de quelques instants une réponse bluffante, du moins en apparence. De la grippe saisonnière à la méningite aiguë, ChatGPT vous livre ses connaissances et ses recommandations… jusqu’à reconnaître ses erreurs si vous le challengez un tantinet. Un robot conversationnel capable de vous livrer un diagnostic médical en tempe réel, n’est-ce pas révolutionnaire ?
En janvier dernier, cette invention – l’une des plus grandes de l’Histoire si l’on en croit Bill Gates, cofondateur de Microsoft – a officiellement réussi son examen de médecine. Vous lisez bien ! Il a également réussi son évaluation en droit et en économie. ChatGPT pourrait-il dès lors devenir votre prochain médecin, avocat ou commercial ? Concentrons-nous ici sur le cas de la médecine.
David Frenay dirige Medispring, une coopérative de médecins généralistes qui a créé et gère aujourd’hui un logiciel de dossier médical informatisé. Cet ingénieur en génie biomédical, ancien chercheur en intelligence artificielle, teste et défie ChatGPT depuis plusieurs semaines. “Clairement, l’outil se trompe parfois, mais de manière très convaincante”, observe-t-il, fasciné. Le fait que ChatGPT réponde efficacement à des questions de médecine est presque un effet secondaire de ce pour quoi il a été créé. Il n’a pas été conçu pour faire de la codification médicale, mais seulement pour converser. Cela étant, les médecins et les étudiants en médecine utilisent déjà aujourd’hui Google pour obtenir des réponses à des questions de santé. Ils pourraient donc très bien les poser à ChatGPT. En soi, c’est une bonne chose, car cela leur permet de confronter leurs idées à une autre possibilité, mais il faut bien évidemment garder son cerveau allumé.”
Ainsi, estime-t-il, l’outil dans sa forme actuelle ne va pas remplacer le médecin de famille, mais pourrait suggérer des pistes médicales auxquelles ce dernier n’aurait pas songé. “En médecine, il y a beaucoup d’erreurs commises qui sont liées à des oublis. Cela va donc potentiellement sauver des vies”, assure-t-il.
L’anamnèse réalisée dès la salle d’attente
Plus encore, certains médecins généralistes que nous avons interrogés dans le cadre de la réalisation de ce dossier, nous confient envisager l’outil comme “une aide au diagnostic”. Concrètement, chaque patient, dès la salle d’attente, recevrait une tablette numérique au moyen de laquelle il encoderait ses symptômes dans ChatGPT. L’anamnèse serait ainsi réalisée avant même que le patient n’ait franchi la porte du cabinet de son médecin. Ce dernier procéderait ensuite à l’examen clinique et livrerait son diagnostic. “Pour le moment, c’est la combinaison d’un médecin et de bons algorithmes qui va pouvoir faire la différence, décode l’ingénieur. Mais je dis bien 'pour le moment', car on nous annonce pour la mi-2023 le déploiement de ChatGPT 4, qui aura 500 fois plus de paramètres que l’outil actuel. Dans un an ou deux, cette technologie révolutionnaire sera donc nettement meilleure qu’un médecin.”
Autrement dit, si ChatGPT constitue aujourd’hui “seulement” un accélérateur de tâches, il pourrait se muer en une technologie bien plus performante qui viendrait remplacer à terme l’exécutant lui-même. Du moins en théorie. Car, souligne David Frenay, la réglementation européenne actuellement en vigueur n’autorise pas l’intégration de ChatGPT dans les logiciels médicaux. Le robot conversationnel, propriété de l’entreprise privée Open AI, n’est pas homologué. L’origine des informations qu’il détient reste quant à elle opaque. “ChatGPT est aujourd’hui une boîte noire dont on ignore d’où proviennent les données, et comment elles sont gérées. Nous ne savons même pas si tout cela se fait légalement.”

De l’opacité des données
Sébastien Jodogne est professeur à l’École polytechnique de l’UCLouvain. Il soulève, lui aussi, les écueils que présente l’outil dans sa forme actuelle. “Nous n’avons aujourd’hui aucune possibilité d’ouvrir les entrailles de la bête pour voir ce qu’il y a à l’intérieur. Il n’existe d’ailleurs aucun article scientifique peer review (évalué par les pairs, NdlR) qui a été publié sur ChatGPT. La société propriétaire Open AI nous dit que ce robot conversationnel a été entraîné sur tout Wikipédia, sur des sites internet, des textbooks, mais dont les références ne sont pas reconnues, et même sur des tweets. Rendez-vous compte : les tweets expriment des opinions. Si ChatGPT a été entraîné sur base d’opinions, cela génère indéniablement des biais.”.
Et le même de rappeler que ChatGPT est avant tout un produit commercial qui, s’il a le mérite de rendre l’intelligence artificielle accessible au grand public, s’inscrit dans une logique économique. “D’ici le mois de mars, dit-on, ChatGPT va être intégré au moteur de recherche de Microsoft. Ce dernier a réalisé un investissement de l’ordre du milliard de dollars dans la société propriétaire Open AI, qui n’a franchement plus rien d’open. En tant que chercheur, ce manque de transparence me questionne”, s’inquiète le professeur. C’est un outil qui est complètement hors d’atteinte du monde académique actuel. Nous ne bénéficions pas des financements qui nous permettraient de développer un modèle de robot conversationnel qui soit riche et complet. Mais tôt ou tard, nous aurons besoin de créer une souveraineté par rapport à cet outil.”
Cela étant, demeure cette question : à présent que ChatGPT existe et qu’il est accueilli avec beaucoup d’enthousiasme et d’intérêt par le grand public (qui redouble d’ailleurs d’originalité dans ses requêtes/ordres adressés au robot), comment le gère-t-on à court terme ? Quelles tâches va-t-il remplacer dans les six mois à venir, singulièrement dans le domaine médical ? “À mon sens, je pense que ChatGPT ne va pas changer grand-chose dans les six mois à venir, si ce n’est de créer une conscientisation dans le chef du grand public”, estime Sébastien Jodogne. Bill Gates a dit un jour : 'On surestime les impacts d’une technologie à court terme, mais on les sous-estime à long terme.' C’est très juste. ChatGPT ne va pas changer la pratique médicale au cours des six prochains mois. En revanche, il la changera dans les dix prochaines années.”
"Non, l’intelligence artificielle n’a pas remplacé les radiologues"
Pour tenter de se projeter, l’intéressé prend pour boussole l’expérience de la radiologie. En 2016, l’informaticien Geoffrey Hilton avait déclaré que l’intelligence artificielle allait remplacer les radiologues. Sept ans plus tard, les radiologues sont toujours bien présents dans les hôpitaux de Belgique et du monde, ils sont même toujours en pénurie. “En radiologie, on voit arriver des algorithmes qui exécutent des tâches “d’arrière-plan”, comme le screening (mammographie…). Cela permet de dégager du temps pour les radiologues, qui peuvent se focaliser sur les cas qui nécessitent une réelle valeur ajoutée”, explique le professeur. L’intelligence artificielle est ainsi utilisée dans une logique d’annexe au médecin dans les tâches répétitives et qui ont très peu de valeur ajoutée. “Je pense que c’est vers cela que nous devons aller. L’intelligence artificielle est là quand aucune expertise humaine n’est nécessaire. Il ne faut pas croire, par exemple, que ChatGPT va réussir à mettre en relation certains symptômes. C’est typiquement un travail qui nécessite l’intervention d’un médecin.”
Pour Sébastien Jodogne, le recours au robot conversationnel peut toutefois s’avérer très utile lorsqu’il s’agit d’exécuter des tâches de secrétariat médical : résumer un article scientifique en un paragraphe, rédiger des fiches descriptives dans un langage vulgarisé ou encore structurer des données médicales, ce qui reste un défi majeur pour la médecine. “Lorsqu’un patient sort de l’hôpital et que son dossier est envoyé à son médecin généraliste, ChatGPT pourrait jouer un rôle utile en agglomérant les paramètres cliniques présents dans le dossier médical et en les mettant en musique sous forme de texte continu.” Reste que ChatGPT, qui a été conçu comme un robot conversationnel généraliste et non orienté sur une niche médicale, ne dispose d’aucune faculté d’analyse des paramètres cliniques. “On aura donc toujours besoin d’un expert médical”, assure l’intéressé comme en guise de point d’orgue… L’avenir nous le dira.