Un chrétien peut-il être capitaliste?
Saint Pierre n'avait pas de compte en banque, aime rappeler le pape François qui met souvent en garde contre les dérives d'un système capitaliste "meurtrier". Cela veut-il dire que les chrétiens doivent se détourner du capitalisme et de l'économie de marché? Échange de vue serré entre un entrepreneur et un philosophe.
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Publié le 31-03-2023 à 10h36
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En octobre 2020 dans Fratelli Tutti, une de ses plus célèbres encycliques, le pape François critiquait le “dogme de foi néolibéral”. En septembre 2022 à Assise en Italie, il encourageait de jeunes économistes à trouver une alternative au système économique actuel qui “tue” par ses excès. Encouragés également par son encyclique sur l’écologie Laudato Si, les catholiques et chrétiens multiplient les réflexions sur ces sujets: alors, les assises des Entrepreneurs et dirigeants chrétiens se tiendront ce samedi à Bruxelles, un café citoyen chrétien, solidaire et ouvert à tous cherche à s’installer dans la capitale (voir ci-dessous). Dès lors, peut-on penser que le christianisme est compatible avec le capitalisme ? Comme en témoignent nos deux invités, les avis sont partagés.
Oui pour Emmanuel Blin: "Dieu nous a créés libres, et l’économie de marché, articulée au bien commun, est le système qui garantit au mieux cette liberté”
Emmanuel Blin est notamment fondateur et CEO de Tech Care for All, une entreprise dédiée à la formation continue des professionnels de santé en Afrique et en Inde. Il préside également la région internationale des EDC (Entrepreneurs et dirigeants chrétiens), mouvement avec lequel il organise des Assises consacrées à l’écologie ce samedi à Bruxelles (1).
Quels sont les devoirs spécifiques des dirigeants chrétiens ? L’écologie en fait-elle partie ?
Ces Assises traduisent en effet une évolution très importante dans la pensée chrétienne. Durant des siècles, le christianisme a encouragé une vision par laquelle on séparait l’homme de la nature qu’il pouvait dominer. Désormais, cette pensée chrétienne rappelle que l’homme fait partie intégrante de la nature et qu’il ne peut plus agir, gouverner, décider sans cette prise en compte du vivant dans lequel il est immergé.
C’est un enjeu nouveau pour vous, impulsé par le Pape ?
Oui, et nous devons donc réfléchir à la façon dont nous pouvons contribuer à un monde plus durable et soutenable. En tant que dirigeants chrétiens, nous distinguons différents niveaux d’action. Il y a d’abord le niveau personnel : quelle est ma responsabilité particulière, comment puis-je ajuster mes décisions et ma façon d’être, tisser des relations plus saines avec ma propre intériorité, avec la nature et ceux qui m’entourent ? Cette conversion personnelle est indispensable à tout engagement. Le deuxième niveau est collectif, et c’est là qu’entre en jeu la pensée sociale-chrétienne. Cette dernière est articulée autour de différents principes, dont celui de la dignité. Le travail au sein de mon entreprise contribue-t-il à épanouir les personnes qui y sont engagées ou qui sont en contact avec elle ? Participe-t-il de leur dignité ? Mes politiques managériales, d’achat, de gestion répondent-elles à ce principe ? Ce critère de la dignité est le pilier de l’écologie intégrale : si on réfléchit à toutes ses implications, on est obligé de favoriser une politique managériale plus relationnelle, plus proche, plus locale. Parmi d’autres, deux autres principes auxquels répondre sont la subsidiarité (le fait de prendre des décisions aux niveaux les plus bas possible) et la participation de tous au sein de l’entreprise.
Ces grands principes permettent-ils de conjuguer le christianisme au capitalisme ?
La pensée sociale-chrétienne reconnaît la valeur de la propriété privée comme étant une condition de la liberté. Dieu nous a créés libres, et la liberté de marché est le système économique qui garantit au mieux cette liberté. En ce sens, la propriété privée est légitime si elle contribue à servir aussi les personnes qui m’entourent, comme les générations futures. C’est ce que l’on appelle “la destination universelle des biens”. Si j’ai une grande maison, est-ce que je l’ouvre parfois aux personnes dans le besoin ? Si j’ai une terre agricole ou une entreprise, est-ce que je l’exploite pour qu’elle puisse aussi servir les générations futures ? Voici des questions que la doctrine sociale-chrétienne pose à chaque dirigeant.
Le dirigeant chrétien peut donc s’inscrire dans le capitalisme, pour autant que celui-ci serve le bien commun ?
Oui, et cela est une exigence de tous les jours. Elle est difficile, le chemin est long (c’est pourquoi il est utile de nous entraider en équipes) mais il est possible de conjuguer les deux : des entreprises, chrétiennes ou non, y parviennent.
Un dirigeant chrétien peut-il se contenter de cette conversion personnelle, puis de cet engagement collectif au sein de son entreprise, ou doit-il également chercher à revoir les structures économiques et politiques ?
Notons d’abord qu’il y a dans cet engagement constant pour le bien commun et la dignité de chacun un côté révolutionnaire. Mais il est vrai que face aux réalités inacceptables, aux périls écologiques et aux injustices, les dirigeants chrétiens doivent aussi porter une parole et interroger l’organisation de la société. Quels sont les changements politiques et systémiques qu’il faut engager ? Les Assises, telles celles de samedi, servent aussi ces réflexions plus systémiques. Les trois niveaux (individuel, collectif et systémique) sont donc indispensables l’un à l’autre.
(1) Les EDC (Entrepreneurs et dirigeants chrétiens) sont un mouvement œcuménique français qui rassemble plus de 3 000 dirigeants. “Le cœur des EDC, ce sont des équipes de dix personnes et d’un conseiller spirituel qui se rassemblent une fois par mois selon un canevas articulé en trois temps : un temps de prière, un temps d’échange autour des défis rencontrés par chacun, et un temps de réflexion. L’équipe a pour ambition d’aider les dirigeants à unifier leur vie chrétienne et de dirigeant.” Ce samedi, les EDC International organisent leurs assises à Bruxelles : une journée de réflexion autour des questions écologiques.
Non pour Jean-Baptiste Ghins: "Je pense que la foi chrétienne doit orienter le croyant vers des idées anticapitalistes”
Doctorant en philosophie, Jean-Baptiste Ghins coorganise des soirées et des universités d’été pour réfléchir à la dimension sociale et politique des Évangiles (2).
Les Évangiles ont-ils une puissance politique ? Obligent-ils à un engagement dans la Cité, ou sont-ils seulement une invitation à faire croître une spiritualité intime ?
Ces deux engagements ne sont pas exclusifs. Les Évangiles nous encouragent à faire croître une relation avec Dieu dans la prière, mais cette relation nous pousse inévitablement à nous engager d’un point de vue moral et politique, dans la mesure où nous sommes appelés à aimer et à soutenir notre “prochain” qui n’est autre que celui qui est exclu, abandonné, qui gît sur le bas-côté de la route. Si on considère le fait que notre société génère des injustices de façon structurelle, cela nous amène de facto à interroger la manière dont les richesses sont distribuées et dont le pouvoir est organisé. En ce sens, les Évangiles appellent une critique qui sera nécessairement politique, qui questionnera les hiérarchies en place.
Et le système capitaliste actuel vous semble-t-il compatible avec les Évangiles ?
Je pense que la foi chrétienne doit orienter le croyant vers des idées anticapitalistes. Le capitalisme est un système économique qui, à un certain degré de développement, se transforme en un système culturel qui survalorise le pouvoir individuel et l’accumulation personnelle des richesses. Chaque individu s’y affirme comme cause de son propre bonheur, ce dont témoigne l’exposition de soi qui a cours sur diverses plateformes, et la compétition qui en découle. Au contraire, l’horizon chrétien est celui de l’abandon et du dépouillement pour mieux accueillir l’œuvre de Dieu. Alors que le capitalisme valorise l’être humain autosuffisant, le chrétien renonce à son identité pour obéir à l’impératif de Jean le Baptiste : “Il faut qu’il [Dieu] croisse, et que je diminue.”
Le chrétien ne peut-il pas trouver un modus vivendi avec le capitalisme, en promouvant par exemple une économie de marché articulée à la doctrine sociale chrétienne et à la recherche du bien commun ?
Je ne suis pas un économiste et je ne pense pas qu’il y ait un système économique qui corresponde parfaitement aux Évangiles. Pour autant, s’il fallait trouver un modus vivendi entre le capitalisme et le christianisme, il serait nécessaire de rappeler que les postulats de base entre les deux sont opposés. Le capitalisme – qui surprotège notamment la propriété privée – me semble incompatible avec différents aspects du message évangélique et de la doctrine sociale de l’Église : ainsi de la destination universelle des biens, qui stipule que chacune et chacun a le droit de jouir équitablement des biens matériels (naturels ou créés), ou de l’option préférentielle pour les pauvres qui invite toute personne, quelle que soit la situation, à se situer du côté des opprimés. À l’encontre de ces fondamentaux, le capitalisme favorise la concentration des richesses au sein d’une minorité, et la redistribution n’est pas dans son principe, mais lui est arrachée par les forces sociales qui lui sont opposées.
Vous avez consacré une soirée au philosophe et sociologue protestant Jacques Ellul (1912-1994) qui se définit comme “anarchochrétien”. C’est un adjectif que vous revendiquez pour vous ?
Je ne connais pas suffisamment la tradition anarchiste pour oser le revendiquer. Pour autant, j’aime beaucoup les intuitions personnalistes qu’Ellul a contribué à développer. Il n’existe pas de société purement chrétienne et il serait vain d’en rechercher une. Le chrétien est appelé à porter une parole critique, à sortir des injonctions habituelles – telle l’injonction à la croissance – pour susciter et encourager de la “surprise”, dirait Ivan Illich. Aujourd’hui, nous n’avons plus prise sur une société gigantesque qui semble avancer sans nous, qui échappe à tout contrôle de la part de l’individu isolé. La bombe atomique, qui peut détruire l’humanité sans que nous ne puissions rien y faire, en est un bon exemple. Le personnalisme d’Ellul nous invite à nous réunir par petits groupes pour recréer une horizontalité à la mesure de l’être humain, où il me sera possible d’éprouver à nouveau une responsabilité concrète à l’égard des autres et de mes actions. De cet écosystème local pourront peut-être germer des initiatives fécondes au service d’un monde vivable.
(2) Jean-Baptiste Ghins fait partie du collectif du Café nomade qui cherche à installer à Bruxelles un Café citoyen qui serait un lieu d’accueil, ouvert à tous, favorisant les travaux manuels, les discussions intellectuelles, l’action sociale et la quête spirituelle. En attendant une telle ouverture, ce collectif a mis en place des soirées intitulées Papotes politiques. Les prochaines soirées se tiendront le 25 avril et le 9 mai à 19 h 30 au 205 chaussée de Wavre à Ixelles. Du 7 au 9 juillet, à l’abbaye de Maredret, se tiendra également la deuxième édition de l’université d’été chrétienne sur la justice sociale intitulée Bâtir le Bien commun que coorganise Jean-Baptiste Ghins. Infos : batirlebiencommun@gmail.com