Sylvain Tesson est-il un porte-parole de l’extrême droite littéraire ?
L’auteur français qui connaît un succès retentissant est un “compagnon de route” de l’extrême droite, affirme le journaliste François Krug dans son dernier livre. Étienne de Montety, directeur du Figaro Littéraire, ne partage cependant pas son avis.
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Publié le 10-04-2023 à 08h08
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À peine sorti à la fin du mois de mars, le dernier ouvrage de François Krug a suscité de nombreuses réactions. Dans cette enquête publiée aux éditions du Seuil et intitulée Réactions françaises. Enquête sur l’extrême droite littéraire, le journaliste français décrit les liaisons sulfureuses que les écrivains Michel Houellebecq, Sylvain Tesson et Yann Moix entretiennent avec les milieux de l’extrême droite. Leurs écrits et leur activisme auraient contribué à la banalisation des idées d’extrême droite, affirme-t-il également.
Pour La Libre, François Krug revient sur son travail et, en particulier, sur la figure de Sylvain Tesson. “La pensée de Sylvain Tesson est à mille lieues de tout militantisme idéologique”, réagit de son côté Étienne de Montety, directeur du Figaro Littéraire, qui ne partage pas les thèses de son confrère.
“L’extrême droite culturelle est beaucoup plus puissante qu’on ne le pense”
Qu’est-ce qui vous a amené à vous pencher sur ces trois auteurs ?
Je travaille beaucoup sur l’extrême droite, et j’ai toujours été surpris qu’on sous-estime sa force culturelle et intellectuelle. Or, dès que je me penchais sur elle, on me parlait d’écrivains parmi lesquels Yann Moix, Michel Houellebecq et Sylvain Tesson. Je me suis donc dit qu’il y avait quelque chose à creuser.
Pour vous, ces trois auteurs incarnent bien une extrême droite culturelle ?
Je ne dis pas qu’ils sont d’extrême droite, mais qu’ils ont tissé des accointances avec l’extrême droite et que celle-ci les apprécie particulièrement.
Votre histoire commence au début des années 90. Les discours d’extrême droite sont alors plus marginaux qu’aujourd’hui. Pensez-vous que cette extrême droite littéraire a banalisé ou promu de tels discours ?
Oui, car les écrivains en France bénéficient d’un certain respect. Parce qu’il était écrivain et jouissait de ce fait d’une réelle aura, on a laissé Michel Houllebecq avancer des propos violents sur l’islam, la migration, “l’ensauvagement” de la France. Et beaucoup se sont dit : si un écrivain a le droit de dire cela, j’ai aussi le droit de le penser. Cela a contribué à la banalisation de tels discours.
Pourquoi avoir classé Sylvain Tesson parmi cette littérature d’extrême droite ? Est-ce au nom de ce qu’il écrit, ou de ses relations ?
Je ne suis pas critique littéraire et je ne me penche donc pas trop sur le contenu des livres. Pour autant, j’assume un tel classement pour plusieurs raisons. Tesson est un antimoderne, critique de la société de consommation, du libéralisme, de la technique, classé par beaucoup comme réactionnaire… De plus, dans certains de ses écrits autobiographiques, on peut distinguer ses accointances avec l’extrême droite. On découvre par exemple des remarques sur l’islam qui ne dépareilleraient pas dans un discours d’extrême droite. Cela m’a intrigué. Notons aussi que certaines de ses causes en faveur de l’Arménie ou des chrétiens d’Orient – qui sont très nobles en tant que telles – se confondent chez lui avec la crainte d’une invasion musulmane.
Mais alors, comment comprendre qu’il plaît à des lecteurs de gauche ? Ces lecteurs ont-ils été floués ? Ou est-il plus inclassable que vous le dites ?
Ce que beaucoup aiment chez Sylvain Tesson c’est d’abord l’aventurier, l’amoureux de la nature, le voyageur… Cela plaît à gauche comme à droite. Mais Sylvain Tesson, ce n’est pas que cela : c’est aussi l’animateur qu’il fut sur Radio Courtoisie (une radio d’extrême droite), des amitiés avec de nombreuses personnalités d’extrême droite (Jean Raspail, Dominique Venner…) que je cite dans mon livre. Je pense que toutes ces relations ont influé sur son imaginaire littéraire. On remarque en effet des obsessions similaires entre ces personnalités et les écrits de Tesson, notamment sur les origines païennes de l’Europe ou sur Homère (Dominique Venner et Sylvain Tesson ont ainsi une lecture très proche des récits des épopées homériques).
Nos amis, nos lectures d’extrême droite font-ils de nous des extrémistes de droite ?
Ces personnalités ne sont pas simplement des gens qu’il a croisés un jour sur sa route. Il a pris Jean Raspail comme mentor et modèle alors que cet auteur a notamment écrit un roman très clairement extrémiste qui s’intitule Le Camp des saints. Il lui est arrivé de faire discrètement référence à ce livre, notamment dans La marche dans le ciel.
Peut-on dire que Sylvain Tesson adhère aux thématiques de l’extrême droite ? Ou partage-t-il seulement des affinités avec elles au nom de son antimodernisme ?
Seul Sylvain tesson pourrait le dire. Malheureusement, il n’a pas souhaité me répondre. Je pense cependant qu’il a grandi dans un imaginaire marqué par l’extrême droite, et que cela a marqué sa pensée.
N’y a-t-il pas un risque de chercher à étiqueter un artiste en raison de son terreau ?
Sylvain Tesson fait désormais partie du débat public, et il me semble dès lors légitime de savoir d’où il parle, d’où peuvent venir ses idées, sa lecture du monde.
N’est-ce pas une mise à l’index au nom d’idées politiques ou d’une morale ?
Non, car j’ai essayé de faire en sorte que le livre soit le plus neutre et factuel possible. De plus, raconter cet itinéraire est légitime. Il s’agit d’une enquête intéressante pour comprendre l’évolution politique d’une France qui a glissé en trente ans vers l’extrême droite. Mon but n’était donc pas de dénoncer ni de faire une liste, mais de raconter une histoire signifiante.
Pourquoi avez-vous utilisé le terme d’extrême droite, plutôt que celui de réactionnaire ou d’antimoderne ?
C’est le seul postulat idéologique que j’assume. Tesson partage en effet des accointances avec une famille politique qu’il est légitime de qualifier d’extrême droite.
Comment définissez-vous ce terme ?
L’extrême droite prend plusieurs formes, mais se reconnaît par un fond de mépris pour la démocratie parlementaire traditionnelle, et par la croyance en une permanence et une homogénéité de la France qui serait à protéger.
Si les relations qu’un écrivain tisse avec un milieu sont signifiantes, cela veut-il dire que tous les lecteurs des œuvres de Tesson – ou Jean Dujardin qui l’a incarné dans le film Les chemins noirs – sont des extrémistes de droite en puissance ?
Absolument pas. Et cela ne fait pas non plus des livres de Sylvain Tesson des livres d’extrême droite. Je me suis simplement demandé pourquoi tant de gens d’extrême droite le tiennent pour leur écrivain préféré ; pourquoi ils retrouvent dans ses livres leurs obsessions, leur façon de voir le monde. Mais de nouveau, cela ne veut pas dire que Sylvain Tesson est d’extrême droite.
Demain, ne pourrait-on pas faire un livre, en reprenant les mêmes auteurs, en montrant leurs amitiés avec la gauche et en affirmant qu’ils font partie de l’extrême gauche littéraire ?
Michel Houellebecq ou Sylvain Tesson ont des admirateurs et des amis de gauche, mais on peut difficilement affirmer qu'ils sont des écrivains de gauche, et encore moins, d'extrême gauche. Leur discours, dans leurs livres comme dans les médias, est clairement conservateur et surtout, comme je le montre dans mon livre, il repose souvent sur des thèmes et des thèses propres à l'extrême droite. Ces écrivains entretiennent le flou sur leurs sympathies et leurs engagements. Ils évoluent dans une extrême droite culturelle qu'on connaît encore mal, et beaucoup plus puissante qu'on ne le pense.
”La pensée de Sylvain Tesson est à mille lieues de tout militantisme idéologique”
Étienne de Montety, Directeur du Figaro littéraire, réagit aux propos de François Krug.
Existe-t-il en France une extrême droite littéraire dont nous sous-estimerions l’aura et la puissance ?
Que signifie le terme “extrême droite littéraire” ? Aucun auteur ne revendique ouvertement cette affiliation. Existe-t-il des écrivains qui exprimeraient dans leurs romans ou leur poésie les idées et les combats de cette faction ? S’ils existent, s’ils publient ? Leur audience est alors limitée à des circuits confidentiels : maisons militantes ou autoédition. Je ne vois en France aucune plume radicale ayant aujourd’hui l’importance d’un Brasillach ou d’un Rebatet de naguère.
Sylvain Tesson n’en ferait donc pas partie à vous entendre…
Sylvain Tesson écrit depuis quinze ans des récits de voyage où en écrivain il exprime sa vision de l’existence et du monde. Sa pensée est à mille lieues de tout militantisme idéologique. Son esthétique littéraire (qui est une philosophie) se caractérise par un goût effréné pour la liberté individuelle qui ne me paraît pas un marqueur de l’extrême droite. Il célèbre à sa manière, cultivée et sarcastique, le voyage sans frontières, le nomadisme, la rencontre avec des peuples lointains, autant de notions qui, elles non plus, ne font pas partie du corpus intellectuel de l’extrême droite.
Ses livres font aussi l’éloge de l’affranchissement de l’homme vis-à-vis de la modernité, technologique notamment. Ce besoin d’indépendance mais aussi de sobriété rejoint les préoccupations de millions de lecteurs, légitimement inquiets de l’avenir de la planète et l’emprise grandissante des machines sur la vie quotidienne des hommes.
Poser la question de son terreau politique, comme le fait François Krug, ne vous semble-t-il pas néanmoins légitime ?
Tout journaliste est fondé à enquêter sur n’importe quel sujet. Le problème survient quand à partir d’indices plus ou moins ténus, lectures, fréquentations, interviews accordées, et même amitiés, un récit se forme qui simplifie ou déforme la réalité aux seules fins de faire coïncider une hypothèse de départ et la conclusion. C’est l’impression que donne l’enquête de François Krug sur Sylvain Tesson. Car elle se heurte à une évidence : qui l’ignore, Sylvain Tesson est le fils du grand homme de presse que fut Philippe Tesson. À la mort de celui-ci, il y a quelques semaines, tous les hommages ont insisté sur son ouverture d’esprit, l’éclectisme de ses goûts, de ses influences et de ses amitiés. Sylvain est l’enfant de cette éducation riche et diverse. Comme dit Apollinaire, “il connaît gens de toutes sortes”, sans jamais cesser d’être lui-même.