Faut-il dépolitiser la Cour constitutionnelle? Le débat divise les constitutionnalistes du pays
Le CD&V vient de déposer une proposition de loi spéciale visant à revoir les conditions à remplir pour pouvoir être nommé juge à la Cour constitutionnelle. Parmi celles-ci, figurent l’obligation d’être titulaire d’un master en droit et la diminution du nombre de juges issus des bancs parlementaires. “La Libre” les a soumises à trois experts.
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Publié le 05-05-2023 à 11h17
Dépolitiser la Cour constitutionnelle de Belgique… le débat est dans l’air du temps. Pourtant, s’accordent à dire nos interlocuteurs constitutionnalistes, l’institution fonctionne bien en l’état. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle sa composition n’a plus été revue… depuis janvier 1989. Une éternité d’un point de vue politique.
Deux récents événements ont toutefois contribué à relancer le débat autour des conditions à remplir pour pouvoir y être nommé juge. En 2020, souvenez-vous, la presse en avait fait ses choux gras. Après un long psychodrame, l’écologiste Zakia Khattabi avait été recalée de la fonction lors du vote au Sénat. Les partis politiques hostiles à sa candidature brandissaient notamment le fait que l’actuelle ministre fédérale n’est pas titulaire d’un master en droit. Une condition qui n’est pourtant pas requise (dans la loi spéciale qui organise la composition de l’institution) pour pouvoir prétendre au poste.
Le renoncement surprise de libéral Jean-Luc Crucke
En 2022, La Libre avait révélé que l’ancien ministre wallon du Budget Jean-Luc Crucke, pour sa part juriste de formation, renonçait à être candidat juge à la Cour constitutionnelle pour rester en politique active. Son parti, le Mouvement réformateur, avait fini non sans peine par désigner à sa place la députée Kattrin Jadin, licenciée en sciences politiques mais… candidate en droit. De quoi relancer la polémique puisque l’intéressée ne dispose pas non plus d’un master en droit (mais seulement d’un diplôme de candidature) et que le MR lui-même avait agité cet argument pour écarter deux ans plus tôt de la fonction l’écologiste Zakia Khattabi.
Aujourd’hui, le CD&V sous la plume des députés Servais Verherstraeten et Jan Briers vient de déposer une proposition de loi spéciale visant à revoir les conditions d’accès à cette prestigieuse institution. Pour rappel, la Cour constitutionnelle est composée de douze juges nommés à vie par le Roi : six juristes (professeur de droit dans une université belge, magistrat à la Cour de cassation ou au Conseil d’État, référendaire à la Cour constitutionnelle) et six anciens députés qui doivent afficher à leur compteur au moins cinq années d’expérience parlementaire. Ces douze juges sont pour moitié néerlandophones et pour l’autre francophones. Un des juges doit par ailleurs avoir une connaissance suffisante de l’allemand.
Un juge, avec ou sans master en droit ?
Dans sa proposition, le CD&V suggère huit modifications dont plusieurs font débat entre les constitutionnalistes du pays :
Les juges issus du monde politique devront dorénavant être titulaires d’un diplôme de docteur, licencié ou de master en droit.
Pour Patricia Popelier (UAnvers), disposer d’un master en droit pour pouvoir être juge est “un minimum requis. Un juge sans diplôme en droit aura généralement moins de poids qu’une personne ayant une expertise juridique. De plus, cela joue un rôle dans la perception des juges. Quiconque n’est pas d’accord avec la Cour est prompt à parler d’un ‘jugement politique’. Il est donc important que la Cour utilise autant d’arguments juridiques que possible.”
À l’inverse, Marc Uyttendaele (ULB) estime cette condition “totalement inadmissible” en ce qu’elle témoigne, soutient-il, d’un “mépris à l’égard des parlementaires”. Pour lui, un député qui a pris son métier au sérieux, qui a fabriqué des normes au sein de l’hémicycle durant des années est “potentiellement un meilleur juge qu’un juriste ultra-spécialisé qui ne connaît qu’un petit bout du droit”. L’intéressé souligne par ailleurs que l’encadrement des douze magistrats de la Cour constitutionnelle par les référendaires est de grande qualité.
Christian Behrendt (ULiège) déclare pour sa part ne pas avoir d’opinion tranchée sur la question. Pour lui, les juges de la Cour doivent être majoritairement des juristes mais cela n’exclut pas qu’on puisse accueillir des profils de non-juristes – à condition toutefois qu’ils soient universitaires – dont l’expertise dans leur domaine d’étude est avérée.
Dans cette optique, le CD&V propose également de diminuer le nombre de juges issus des bancs parlementaires pour le ramener à un tiers au minimum et à une moitié au maximum.
Pour Marc Uyttendaele (ULB), cette condition n’a pas lieu d’être dans la mesure où, dit-il, “personne n’est capable de démontrer aujourd’hui que la présence de moitié de juges anciens parlementaires pose un problème”. Pour lui, cette composition datant de 1985 est au contraire “le reflet des sensibilités de la société”.
Si elle souligne également l’utilité et la nécessité d’avoir au sein de la Cour des juges anciennement parlementaires qui comprennent les implications politiques des arrêts rendus, Patricia Popelier (UAnvers) considère que diminuer le nombre de “juges politiciens” (sic) présenterait un avantage en termes de perception des juges”.
Christian Behrendt (ULiège) voit lui aussi d’un bon œil cette proposition, pas parce que les juges politiques n’y auraient pas leur place, soutient-il, mais parce qu’il lui apparaît peu opportun de revoir les autres paramètres que sont la parité linguistique des juges – déjà effective aujourd’hui – et celle du genre, que réclame aussi le CD&V au travers d’un quota d’au moins un tiers de juges de chaque sexe.
Crevits et Geens en embuscade
Les deux députés CD&V proposent en outre de porter de cinq à huit ans le nombre d’années d’expérience parlementaire requises pour les juges issus du monde politique, mais en prenant en compte dans ce calcul les éventuelles années en tant que ministre ou secrétaire d’État. À noter que cette proposition émanant des chrétiens-démocrates flamands n’est pas dénuée de stratégies dans la mesure où ce nouveau calcul permettrait à des personnalités comme Hilde Crevits ou Koen Geens, juristes de formation, ministre ou ancien ministre mais affichant moins de cinq années d’expérience parlementaire, de prétendre à la fonction de juge.
Sur le principe, Christian Behrendt (ULiège) et Marc Uyttendaele (ULB) n’émettent pas d’objection dans la mesure où il leur paraît “légitime” de permettre à un ancien vice-Premier ministre (qui a déposé des projets de loi, de décret ou d’ordonnance) de prétendre à la fonction au même titre qu’un ancien parlementaire. A contrario, Patricia Popelier (UAnvers) considère cette extension de la règle “que personne ne réclamait” comme une mauvaise idée car le risque est d’envoyer à la Cour des gens qui ont lourdement pesé sur la politique, met-elle en garde. “Après tout, ils devront juger des lois qui ont été faites pendant leur mandat. Bien que le principe de la récusation s’applique le cas échéant, mieux vaut ne pas créer une telle possibilité.”
Les chrétiens-démocrates flamands souhaitent enfin ouvrir la fonction de juge-juriste à ceux qui exercent le métier d’avocat à titre principal depuis au moins 20 ans et qui disposent d’une expertise avérée en droit public, de rendre obligatoires les auditions des candidats juges à la Chambre et au Sénat, et d’imposer à ces candidats qu’ils apportent la preuve d’une maîtrise suffisante du néerlandais et du français.