Alexander De Croo a-t-il raison de vouloir geler l’adoption de nouvelles normes environnementales ?
Mardi, sur les ondes de la VRT, le Premier ministre Alexander De Croo s’est dit favorable à geler l'adoption de nouvelles normes européenne sur le climat. À Raison ? Ripostes entre Bart Steukers, CEO d’Agoria, et Olivier De Schutter, rapporteur spécial de l’Onu sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté.
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Publié le 24-05-2023 à 16h59 - Mis à jour le 24-05-2023 à 21h05
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Oui. Quand l’Europe prend une nouvelle initiative législative, elle devrait davantage analyser comment elle se va traduire dans la vie réelle.
L’avis de Bart Steukers, CEO d’Agoria, la fédération belge de l’industrie technologique (2 000 entreprises, 300 000 travailleurs).
Estimez-vous, comme Alexander De Croo, qu’il faut faire une pause en matière de normes environnementales européennes ?
J’ai de la sympathie pour l’opinion du Premier ministre, oui. Effectivement, il y a plein de défis qui nous attendent. Et si les émissions de CO2 sont notre challenge prioritaire, alors il faut maintenant miser tous nos efforts là-dessus. Les ambitions en matière de CO2 sont grandes, ce serait bien qu’au niveau européen, on comprenne qu’on a besoin de l’industrie et des entreprises pour les réaliser. Cela ne veut pas dire que la restauration de la nature n’est pas importante. Mais à certains moments, face à plusieurs challenges, il faut choisir. Et si je dois choisir quel challenge je dois relever, vu le temps dont on dispose, c’est clairement les émissions de CO2.
Est-il vraiment impossible d’avancer sur plusieurs fronts en même temps ?
Si jamais c’est possible de le faire en parallèle, pourquoi pas ? Mais on a déjà perdu beaucoup de temps. Désormais, la vitesse va être importante et il faut donner aux entreprises la confiance pour attaquer ce défi. Car ce sont en bonne partie les entreprises qui doivent progresser et montrer l’exemple. Et ce sont elles qui ont les technologies pour trouver les solutions. De manière générale, quand l’Europe prend une nouvelle initiative législative, elle devrait davantage analyser comment elle se va traduire dans la vie réelle, comment elle va entrer en conflit ou non avec d’autres initiatives, si elle va être complémentaire, si elle va augmenter la compétitivité de l’industrie.
Quels problèmes concrets ces législations peuvent-elles poser à l’industrie belge ?
Par exemple, en Belgique, nous sommes très bons dans le recyclage des matières premières essentielles. L’Europe nous demande de faire en sorte qu’au moins 15 % de nos besoins en matières rares stratégiques soient couverts par le recyclage. On a des entreprises phares dans ce créneau comme Umicore et d’autres. Si on veut encore augmenter leurs capacités, leurs usines pourraient se trouver en conflit avec la future loi sur la restauration de la nature, parce que ces matériaux doivent être transportés, traités, etc.
Quelles pourraient être les conséquences pour ces entreprises ? Des pertes de parts de marché ? Des pertes d’emploi ?
Oui, mais pour ces entreprises, il s’agit surtout de sentir qu’elles sont les bienvenues en Europe et en Belgique. Soit on participe à ces ambitions, soit on n’y participe pas. Mais on ne peut pas d’un côté demander aux entreprises de recycler plus et de l’autre contraindre la production. C’est l’un ou l’autre. Les entreprises ont besoin de confiance pour investir davantage en Belgique ou en Europe, elles doivent avoir cette tranquillité, cette stabilité législative. Elles doivent savoir que leurs investissements seront accueillis avec bienveillance parce que cela contribue à notre challenge collectif.
Sinon, elles vont délocaliser ?
Si l’on dit aux entreprises : vous faites partie de la solution et vous devez rester (et c’est ce que l’Europe et la Belgique disent), alors il faut leur donner les moyens de réussir. Sinon, cela n’a pas de sens.
“Non, car il est faux d’opposer la ‘santé des entreprises’ aux combats liés à l’environnement. Les États-Unis l’ont bien compris”
L’avis d’Olivier De Schutter, rapporteur spécial de l’Onu sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté.
Que répondez-vous à Alexander De Croo ? Pour la santé des entreprises, n’est-il pas en effet plus propice de choisir ses combats (se battre pour la réduction des émissions de CO2, et mettre en pause les combats en faveur de la biodiversité) ?
Les combats pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre et pour la biodiversité sont inséparables. La “loi climat” adoptée en juin 2021 par l’Union européenne nous oblige à réduire les émissions de 55 % par rapport à 1990 pour 2030, et à une neutralité carbone pour 2050. Ceci ne pourra pas se faire seulement en réduisant les émissions, mais aussi en permettant aux sols de stocker plus de carbone. Or ceci suppose des sols vivants, avec davantage de matière organique dans la couche supérieure, décomposés par les micro-organismes qui y résident. C’est cela que permettent les techniques agroécologiques, sans labour et à faible usage d’intrants, telles que l’association et la rotation de cultures ou l’utilisation de légumineuses pour fertiliser les sols et des méthodes de contrôle biologique dans une démarche de lutte intégrée contre les parasites. Les sols sont un réservoir de carbone plus important que la biomasse et l’atmosphère réunis, et l’entretien des sols est tout simplement indispensable pour respecter nos objectifs climatiques : c’est une technique infiniment plus crédible et efficace que les technologies sophistiquées de capture et stockage du carbone qu’on nous fait miroiter. Plus fondamentalement, il est faux d’opposer la “santé des entreprises” à ces combats liés à l’environnement. Les États-Unis l’ont bien compris : l’Inflation Reduction Act va leur permettre de consacrer 367 milliards de dollars pour soutenir les énergies renouvelables ou l’électrification des transports, et ce sont les entreprises américaines qui, demain, auront les brevets dans ces technologies “vertes” qui vont se disséminer à l’échelle mondiale. L’Union européenne tente de répondre par la création d’un “Fonds de souveraineté” et d’autres mesures permettant aux entreprises européennes de saisir l’opportunité que crée la transformation écologique des sociétés. C’est de cet état d’esprit que nous avons besoin. Il s’agit non pas d’agiter la peur de l’avenir, mais de saisir comme une chance les changements que les crises écologiques appellent.
L’Europe légifère-t-elle pour autant avec sagesse ? N’assiste-t-on pas à une inflation normative qui crée de l’instabilité et de l’insécurité juridique pour nos entreprises ? Ce qui pourrait les encourager à délocaliser leurs activités vers des pays moins soucieux des normes environnementales ?
Nous défendons depuis 2015 l’idée que l’Union européenne doit aider les entreprises qui s’inscrivent dans une démarche de réduction de leurs émissions en les protégeant contre une forme de concurrence déloyale en provenance de pays imposant des contraintes environnementales moins exigeantes. C’est ce que l’UE fait à présent avec le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, cette “taxe carbone” qui vient d’être introduite et qui commencera à produire ses effets en octobre prochain. Ce n’est pas du protectionnisme : c’est mettre le levier économique dont l’UE dispose (avec 14 % du PIB mondial) au service d’objectifs agréés au plan multilatéral, en récompensant les pays exportateurs qui contribuent leur part à cet effort mondial, et en soutenant les mouvements sociaux du Sud qui demandent une autre forme de développement, moins extractiviste.
“La Flandre est densément peuplée, très industrialisée. Et sa superficie est petite”, notait dans La Libre Jan Jambon, ministre-président flamand. Les normes environnementales européennes sont-elles irréalistes au regard des spécificités de notre pays, comme il le laissait entendre ?
Je ne comprends pas cet argument. Les pratiques agroécologiques qu’encouragent les stratégies européennes “de la ferme à la table” et de préservation de la biodiversité, annoncées en mai 2020, sont en fait surtout pertinentes sur des parcelles de taille moyenne : c’est sur les grandes surfaces, développées en monocultures fortement mécanisées, qu’elles seront les plus difficiles à déployer. Et l’agroécologie peut être très productive à l’hectare, si l’on prend en compte la diversité des productions qui peuvent être combinées. Le problème est qu’elle est moins concurrentielle sur les marchés tels qu’ils sont organisés aujourd’hui, et qu’elle est moins bien placée pour capter les subventions de la politique agricole commune, qui vont encore pour l’essentiel aux plus grands exploitants, en fonction de la surface agricole cultivée.