Assiste-t-on au déclin de la langue française ?
Le collectif des “Linguistes atterré(e) s” vient de publier chez Gallimard un petit “Tract” intitulé “Le français va très bien, merci”. Très engagé, il suscite un vigoureux débat.
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- Publié le 10-06-2023 à 18h05
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“Le numérique est devenu un lieu passionnant de foisonnement linguistique qui témoigne de la vitalité actuelle de la langue française”
Le romaniste, auteur et comédien Jérôme Piron a cosigné le Tract Le français va très bien, merci.
Si vous deviez citer un lieu dans lequel vous observez la vitalité du français, lequel serait-ce ?
J’évoquerais les usages numériques, où un nouveau registre de la langue qui se situe entre l’oral et l’écrit voit le jour. On y rédige en effet des textes, mais qui sont très spontanés, presque oraux, écrits dans l’urgence. Cela impose de nouvelles normes, la ponctuation y prend un sens nouveau et, avec les émoticônes et les “gif”, on mêle aux phrases de l’image, ce qui est inédit. Le numérique est devenu un lieu passionnant de foisonnement linguistique qui n’est pas dénué de nuances et qui témoigne de la vitalité actuelle de la langue française.
“Les jeunes n’écrivent pas de plus en plus mal”, soulignez-vous. Ce n’est pas ce qui saute spontanément aux yeux…
Il y a plusieurs réponses à ça. La première est qu’il ne faut pas confondre les registres de la langue. Comme en témoignent plusieurs études, ce n’est pas parce que quelqu’un rédige mal des SMS qu’il écrit avec des fautes en toutes situations. Ensuite, il est important de rappeler qu’il n’y a jamais eu d’âge d’or de l’orthographe. Ce qui donne aujourd’hui l’illusion d’une dégradation de la maitrise de la langue, c’est que l’on garde la trace de tous les écrits, et non uniquement de ceux passés par le filtre d’éditeurs, de correcteurs ou d’imprimeurs comme c’était souvent le cas par le passé. Si vous les lisez, vous observerez par exemple que les lettres des Poilus sont catastrophiques d’un point de vue de l’orthographe. N’oublions pas non plus que l’école s’est démocratisée, et que le taux d’analphabétisme était beaucoup plus élevé il y a quelques générations.
“La faute d’aujourd’hui sera la norme de demain”, écrivez-vous. Vous notez également que les dictionnaires et les grammaires ne peuvent être considérés comme des tables de la loi immuables. Que cela veut-il dire ? Que tout est juste ? Qu’il n’y a pas de normes à respecter ?
Non. Ne tombons pas dans de faux dilemmes qui laisseraient entendre que vous êtes soit intraitable sur les règles, soit relativiste. En tout, nous devons faire la part des choses, et certaines évolutions peuvent être bénéfiques, au contraire d’autres. Tous les linguistes s’accordent par exemple sur le fait que l’orthographe doit évoluer. On ne peut avoir une langue vivante qui change, et une orthographe morte qui ne correspond plus à l’usage général. Il faut par contre refuser les fautes qui entravent la communication, ou les usages qui portent atteinte aux nuances de la langue. Sans oublier que l’orthographe elle-même a intégré certaines fautes. Mettre un “x” aux “hiboux”, tel que nous le prescrit le dictionnaire, est une faute. Au regard de l’étymologie, un “s” serait bien plus logique. Nous donnons de nombreux exemples semblables dans notre ouvrage. Dans notre spectacle La convivialité ou la faute de l’orthographe, nous argumentons également avec Arnaud Hoedt pour simplifier l’accord du participe passé. Là non plus, l’objectif n’est pas de supprimer les nuances de la langue, mais de s’interroger sur les règles parfois peu logiques, de refaire de la véritable analyse, de comprendre le sens de nos phrases et de réenchanter la grammaire.
Vous appelez également à relativiser notre peur des anglicismes.
Il y a deux aspects à ce problème. Si vous le prenez sous un angle géopolitique ou économique, il est légitime d’interroger la domination de l’anglais et le soft power anglo-saxon qui opère par ce biais. Pour autant, d’un point de vue linguistique, on ne peut pas dire que le français soit envahi par l’anglais. Un anglicisme est un emprunt, c’est-à-dire un mot qu’on va chercher dans une autre langue pour enrichir la nôtre, pour lui apporter une nouvelle nuance de sens. Toutes les langues ont toujours évolué de la sorte. C’est aussi parce qu’ils apportent un tel surcroit de nuances, qu’ils arrivent en tant que synonymes, que les emprunts ne supplantent pas les mots existants. Notons enfin que ces emprunts ne sont pas éternels. Nombreux sont en effet les anglicismes à avoir été détrônés. Aujourd’hui, pour dire que c’est “cool”, les jeunes disent que c’est “frais”, ou que c’est “stylé”. Accueillir un mot est en réalité signe de vitalité, et le contact entre les langues ressemble davantage à un jeu à somme positive qu’à une guerre : ce que gagne une langue, l’autre ne le perd pas.
(À la demande de l’auteur, cet entretien a été retranscrit selon les règles des rectifications de l’orthographe de 1990.)
“Je n’hésite pas à comparer le délaissement de la langue et de la culture avec l’incendie de Notre-Dame”
Linguiste et sémiologue, membre du CNRS et auteur de plusieurs ouvrages sur la langue (dont Maudits Mots, la fabrique des insultes racistes, aux éditions Points Seuil), Marie Treps est très réservée sur l’état de la langue française et sur la manière dont elle est exprimée sur les réseaux sociaux. Le 24 mai dernier, elle a d’ailleurs cosigné une tribune dans Le Figaro pour répondre au Tract de Gallimard.
“Je ne dirais pas que la langue française se porte mal, mais je constate sur ces réseaux que la langue écrite est envahie par la langue orale. De plus en plus, on écrit comme on parle. La syntaxe est moins soignée, les phrases sont, en moyenne, raccourcies et davantage lapidaires, les nuances se perdent. Nous devons être attentifs à cette tendance pour ne pas que s’estompent les différents registres de langue.”
“Par ailleurs, poursuit-elle, je m’inquiète de l’arrivée des points médians utilisés dans le cadre de l’écriture inclusive. Non seulement cette règle n’est pas fixée et ne rend pas la lecture facile mais, surtout, elle dissocie – par des règles de retranscription – l’oral de l’écrit, ce qui n’a jamais été le cas dans la langue française. Certes, il n’y a pas de genre neutre en français, et c’est pour simplifier les choses, par commodité, que le genre masculin a tenu lieu de neutre. On a alors utilisé cette formule très malheureuse qui dit que ‘le masculin l’emporte sur le féminin’. On devrait simplement apprendre aux enfants que le masculin tient lieu de neutre. La formule pédagogique serait plus heureuse. On éviterait alors de tomber pour des raisons idéologiques dans les difficultés et incohérences de l’écriture inclusive.”
Nos pensées sont brumeuses
Comme Marie Treps, l’écrivain et essayiste Jean-Michel Delacomptée a cosigné la tribune dans Le Figaro. Lui qui a notamment publié chez Fayard l’essai intitulé Notre langue française s’inquiète fortement de l’état de la langue.
“Ce qui me frappe le plus, c’est l’appauvrissement du vocabulaire, insiste-t-il. La chanson française (comparez la richesse lexicale d’un Brassens ou d’une Barbara avec ce que l’on entend aujourd’hui à la radio), les débats dans les hémicycles politiques, sans parler des réseaux sociaux, en portent le témoignage. S’ensuit une grande difficulté à être précis dans nos concepts et à faire preuve de singularité dans notre expression : nos pensées sont floues, brumeuses, superficielles, notre discours est répétitif. Globalement, nous sommes parlés plus que nous ne parlons. C’est-à-dire que nous utilisons des formules toutes faites et des mots-valises pour exprimer nos opinions et nos idées.”
Est-ce nouveau ? “Cela va de pair avec l’insuffisante transmission des savoirs dans le monde scolaire. Comparez la révolution morale en cours avec la révolution culturelle de mai 68. La grande différence tient à ce que les étudiants d’alors appuyaient leur pensée, si radicale fût-elle, sur un fond livresque solide et étayé. Ce n’est plus le cas, ce qui explique en partie les croissantes difficultés d’accès à une pensée complexe. En France, Jean-Michel Blanquer, notre précédent ministre de l’Éducation nationale, a rétabli l’enseignement de la grammaire. On ne peut que s’en réjouir, mais il faut aller plus loin. La mauvaise maîtrise de la syntaxe, couplée à un appauvrissement lexical et à un manque de rigueur dans l’enseignement du français entrave la réflexion, donc la communication, et enlaidit notre langue. Je n’hésite pas à comparer le délaissement de la langue et de la culture françaises avec l’incendie de Notre-Dame. Dans les deux cas, c’est un fondamental moyen de transmission intellectuel qui s’effondre, celui qui nous donne accès au beau, au bon et au bien.”
