Bruxelles brade-t-elle son patrimoine ?
Le gouvernement bruxellois a décidé de démanteler l’intérieur du Palais du Midi, avenue de Stalingrad, pour poursuivre le chantier de la ligne 3 du métro. Comme il y a quelques décennies, la capitale brade-t-elle son patrimoine au nom d’intérêts privés ou de mobilité ?
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- Publié le 15-06-2023 à 09h59
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Le gouvernement bruxellois a décidé le jeudi 8 juin de démanteler l’intérieur du Palais du Midi, avenue de Stalingrad, pour poursuivre le chantier de la ligne 3 du métro. La reconstruction du Palais est envisagée, mais pas avant 2029, selon le bourgmestre de la ville, Philippe Close (PS). À Bruxelles, cette décision a relancé un vieux débat et le démon de la “bruxellisation” : comme il y a quelques décennies, la capitale brade-t-elle son patrimoine au nom d’intérêts privés ou de mobilité ? Ce chantier du Palais du Midi en serait-il un des signes ? Les avis sont partagés.
Oui, pour Marion Alecian, directrice de l’Arau
Marion Alecian dirige l’Arau, l’Atelier de recherche et d’action urbaines, qui plaide “pour davantage de débats publics et de transparence dans l’élaboration des projets d’aménagement urbains”.
Pour évoquer l’histoire urbanistique de Bruxelles, utilisez-vous le terme de “bruxellisation” ? Et si oui, comment le définissez-vous ?
Oui, nous l’utilisons pour évoquer les projets de démolition de grande ampleur qui ont condamné un patrimoine historique à Bruxelles entre 1960 et la fin des années 1980, sous prétexte de modernisation. La bruxellisation renvoie à un mécanisme de destruction de la ville qui s’opère en temps de paix et avec l’aval des autorités publiques.
En sommes-nous sortis ?
Non, et la démolition du Palais du Midi (et son hypothétique reconstruction dans 6 ans, au plus tôt) en témoigne. Les autorités publiques approuvent toujours des opérations de démolition-reconstruction à Bruxelles au mépris du patrimoine et des contextes urbanistiques et sociaux. Certes, on ne programme plus la destruction de quartiers entiers comme par le passé, mais les processus à l’œuvre derrière certaines opérations ponctuelles renvoient encore, malheureusement, à une forme de bruxellisation.
Par exemple ?
J’évoquerais ici le projet en cours place de Brouckère où il est question de la destruction d’un îlot entier pour répondre à un programme immobilier privé. Les autorités publiques n’ont pas eu la capacité ni la volonté de réguler ce projet pour imposer que les bâtiments soient rénovés plutôt que détruits. Notons d’ailleurs que même si l’intérêt patrimonial n’est pas extraordinaire, il est toujours avantageux d’un point de vue environnemental de rénover. De même, ce n’est pas parce que le bâtiment a déjà été largement rénové par le passé (comme c’est le cas place de Brouckère ou au Palais du Midi) qu’il perdrait sa valeur patrimoniale : l’adaptation d’un lieu contribue à sa valeur historique. Il serait illusoire de ne vouloir préserver qu’un bâti resté figé dans une seule époque.
Les démolitions d’hier ou d’aujourd’hui se font-elles toujours au nom des mêmes arguments ? Le développement de l’immobilier privé et l’utilitarisme ?
Oui, et c’est assez inquiétant. On constate une forte intimité entre les autorités publiques et la grande promotion immobilière à la manœuvre dans beaucoup de projets de démolition actuels. Bien que face à de tels promoteurs, les habitants et les associations peinent à faire entendre leur voix, il est logique que ces deux acteurs discutent entre eux. Ce qui est malsain, c’est l’absence de transparence autour des réunions, des discussions, des tractations, des dérogations et le mépris des revendications citoyennes. Les arguments utilitaristes et fonctionnalistes nous inquiètent également. Comme dans le cadre du projet du Palais du Midi, on assiste à une instrumentalisation volontaire de la complexité technique du projet (que ne maîtrisent ni la population ni même les politiciens) pour balayer, parfois de manière mensongère, les autres arguments ou points de vue. C’est une logique très dangereuse : elle renvoie la question du patrimoine urbain au seul domaine du technique et de l’expertise. Au contraire, si on veut avancer dans une philosophie patrimoniale digne de ce nom, on doit à tout prix – c’est même une orientation émanant du Conseil de l’Europe – intégrer le point de vue des habitants, et même rendre possible leur implication dans les projets… On ne peut se contenter des seuls arguments techniques quand il s’agit de considérer le patrimoine immatériel et social par exemple. Malheureusement, comme lors des travaux réalisés pour la jonction Nord-Midi, la bruxellisation actuelle redéploie une logique de brutalisation à l’encontre des habitants. D’autant plus qu’aujourd’hui comme par le passé, il y a des mensonges dans le chef des politiciens : à l’instar de celle du Palais du Midi, de nombreuses démolitions sont évitables. Elles sont davantage au service de la promotion immobilière ou d’accords politiques que du bien de la ville et de ses citoyens.
Le futur règlement régional d’urbanisme ouvre la voie à une dérégulation, et on sait que la dérégulation est toujours préjudiciable au patrimoine.
Le futur règlement régional d’urbanisme (appelé “Good Living”) offre-t-il des garanties en matière de respect du patrimoine et des habitants ?
Il veut faire croire en de telles garanties. Il promeut par exemple la rénovation contre les démolitions. Nous devrons néanmoins rester vigilants, car il laisse de larges marges d’appréciations politiques et subjectives dans l’orientation des projets. Paradoxalement, le projet de règlement présenté ouvre la voie à une dérégulation, et on sait que la dérégulation est toujours préjudiciable au patrimoine. Un autre bémol est que ce futur règlement devrait davantage intégrer la notion de paysage urbain, de rue historique. Ces notions imposent de respecter les perspectives, prendre en compte le cachet et la cohérence de certains quartiers. Cette intégration devrait contraindre fermement l’émergence de tours trop hautes ou de “gestes architecturaux” déconnectés du tissu urbain. Le texte actuel les encourage. En regardant la perspective du Cinquantenaire, gâchée par des tours rue de la Loi, on a vu ce que produisait l’octroi de dérogations – forme de dérégulation – et l’absence de notions “paysagères”.

Non, pour Pascal Smet (One. Brussels/Vooruit), secrétaire d’État bruxellois chargé de l’Urbanisme et du Patrimoine
Avec le démantèlement en vue de l’intérieur du Palais du Midi, n’avez-vous pas le sentiment d’aller contre le sens de l’Histoire en rejouant la “bruxellisation” dénoncée dans le passé ?
Je sais que Bruxelles garde en mémoire certains traumatismes architecturaux comme la démolition de la Maison du Peuple de Victor Horta. Mais depuis lors, les mœurs ont évolué. On ne peut pas toucher à certains bâtiments comme le palais Stoclet, la maison Horta ou l’hôtel Solvay et c’est bien légitime, mais il y a d’autres bâtiments qui ont eu certaines fonctions à un moment donné et qui peuvent légitimement faire l’objet d’interventions. Je songe notamment à la Bourse, dont on a préservé l’âme et le look global, mais qui a subi une intervention moderne et limitée.
Dans le cas du Palais du Midi, il y a un problème qui se pose et qui est lié, on le sait, à la construction du métro Nord-Albert. Il va de soi que les façades du bâtiment seront préservées. Quant à l’intérieur de celui-ci, le gouvernement bruxellois va examiner à fond la question pour savoir ce qui a de la valeur et ce qu’il faut par conséquent préserver. Cette procédure d’examen sera déclenchée soit par l’Arau (l’Atelier de Recherche et d’Action urbaines), soit par le gouvernement bruxellois lui-même. D’après une étude préliminaire, je peux déjà vous rapporter que l’intérieur du Palais du Midi n’a pas de grande valeur et qu’il peut être reconstruit demain en faisant quelque chose de mieux qu’aujourd’hui.
Le bourgmestre de la Ville de Bruxelles, Philippe Close (PS), annonce déjà que sa reconstruction ne pourra pas se faire avant 2029…
Oui, c’est exact. Pour le moment, personne ne sait où nous allons. Cela mérite un débat avec la population et je suis favorable à ce que la Région et la Ville de Bruxelles organisent un tel débat.
Non, la sauvegarde du patrimoine bruxellois n’est pas garantie par le RRU. Il existe d’autres instruments à cette fin.
Vous travaillez à la refonte du règlement régional d’urbanisme (RRU), appelé aussi “Good Living”, qui doit bientôt passer en seconde lecture au gouvernement. Avez-vous intégré dans ce texte des garanties pour préserver le patrimoine bruxellois ?
Non, la sauvegarde du patrimoine bruxellois n’est pas garantie par le RRU. Il existe d’autres instruments à cette fin, c’est toute la législation sur la protection du patrimoine, c’est la politique du classement des bâtiments. Elle existe et fonctionne, elle protège et nous continuons de l’utiliser à un rythme accéléré durant cette législature. Ceci étant, soulignons que l’acte de démolition est devenu l’exception et non plus la règle dans la nouvelle mouture du RRU.
Le texte reçoit une flopée de critiques, notamment par ceux qui estiment que ses contours sont trop flous et qu’il laisse dès lors une marge de manœuvre trop importante aux promoteurs immobiliers…
Je comprends certaines remarques qui sont formulées. Il y a un changement de paradigme dans le “Good Living”, on travaille davantage avec des objectifs qu’on peut bien entendu encore affiner. L’exercice est en cours. Mais j’insiste : ce ne sont pas les avocats qui doivent faire l’urbanisme bruxellois, ce sont les urbanistes et les architectes.
Certaines associations, notamment l’Arau (lire ci-contre), déplorent un manque de transparence lorsque des réunions se tiennent entre les pouvoirs publics et les promoteurs immobiliers.
Nous avons régulièrement des réunions où tous les pouvoirs publics, les architectes, les promoteurs immobiliers et le bouwmeester examinent un projet et essayent de l’améliorer. Ce qui est vrai, je le reconnais, c’est que l’implication populaire intervient trop tard dans le processus. Cela doit changer, j’en suis conscient, il faut améliorer les choses sur ce point.
D’aucuns estiment enfin que les politiques bruxellois sont “inféodés” aux promoteurs immobiliers. N’est-ce pas là le problème majeur ?
Je ne connais pas ce terme. Au contraire, il y a des promoteurs immobiliers qui veulent détruire des bâtiments à qui le gouvernement bruxellois réplique qu’ils ne peuvent pas le faire, mais qu’ils doivent les améliorer. Nous avons en outre le bouwmeester, nous avons les réunions de projets… Mais le gouvernement ne peut pas non plus s’opposer à tout. Il faut améliorer les projets. Je songe notamment au projet Zin, dans le quartier Nord de Bruxelles, à la rénovation des tours Proximus, à celle du bâtiment de la Royale belge, etc. Il y a pas mal de projets pour lesquels on limite ce qu’un promoteur peut faire, mais il est vrai aussi qu’on ne considère pas les promoteurs immobiliers comme des ennemis. Nous avons besoin d’eux pour développer la ville à long terme, et je trouve que la mentalité des promoteurs immobiliers a évolué par rapport à ce qu’on a connu il y a dix ou quinze ans. Ils mesurent beaucoup plus la part de responsabilité sociétale qu’ils ont lorsqu’ils construisent des bâtiments à Bruxelles, ils sont conscients qu’ils sont en train de donner une “gueule” à la capitale.