Le numérique à l’école est-il vraiment utile ?
La place du numérique dans l’enseignement a connu une vraie augmentation lors de la crise sanitaire. Mais est-ce vraiment au bénéfice des élèves ? Si les uns pointent la nocivité de l’omniprésence des écrans, les autres soulignent des points positifs pour l’apprentissage.
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- Publié le 07-09-2023 à 09h35
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Ces dix dernières années, le numérique a progressivement investi les écoles. Avec la crise sanitaire, il a fallu outiller en urgence les professionnels de l’éducation pour faire massivement sortir de terre l’école à distance. Aujourd’hui, les acteurs de terrain s’interrogent : le système scolaire est-il surconnecté ? Quels bénéfices les élèves peuvent-ils tirer de ces outils, et quels sont les risques qui y sont associés ? En mai dernier, la Suède, pionnière dans la numérisation de l’enseignement, faisait machine arrière pour retourner aux bons vieux manuels scolaires. Qu’en est-il en Belgique ? Quelle place faut-il réserver au numérique à l’école ?
”On atteint des temps d’écran qui dépassent largement les recommandations sanitaires”
L’avis de Karine Mauvilly, essayiste, précédemment journaliste et enseignante
S’interroger sur la place du numérique à l’école, c’est d’abord se demander ce que veut dire “le numérique”. Loin des promesses de dématérialisation, il apparaît que le passage des livres et cahiers aux tablettes et ordinateurs est profondément matériel. Un ordinateur de 2 kilos nécessite 600 kilos de matières premières, raffinés avec 20 kilos de produits chimiques, 1500 litres d’eau et beaucoup d’énergie. “Le numérique”, qu’il soit à l’école ou ailleurs, c’est d’abord un choix d’affectation assez irrationnel de nos dernières ressources. Actuellement, on utilise le numérique scolaire comme bouée de sauvetage de la croissance, en équipant massivement des enseignants et des élèves. À l’opposé de ce numérique bouée de secours, le numérique à l’école devrait être une discipline parmi d’autres, enseignée en salle informatique collective, sur quelques ordinateurs qu’on apprendrait, au passage, à démonter, à décrypter, à faire durer.
Au-delà de l’impact écologique du matériel et des logiciels, l’école agit comme si elle était la seule prescriptrice de temps d’écran, mais la consultation de l’espace numérique de travail et les recherches à faire sur Internet viennent s’ajouter aux usages récréatifs des jeunes, déjà conséquents. On atteint des temps d’écran qui dépassent largement les recommandations sanitaires. Par ailleurs, le rapport de l’Unesco 2023 sur les technologies dans l’éducation révèle que 89 % des 163 produits technologiques éducatifs recommandés par des gouvernements pendant la crise du Covid pouvaient surveiller les enfants… La captation de données est permanente.
Au niveau de la santé, la sédentarité liée au numérique vient renforcer l’obésité, la mauvaise santé cardiovasculaire ; la myopie est galopante chez les enfants, largement liée au fait que les yeux ne reçoivent pas assez de lumière naturelle dans la journée. Le temps de sommeil des ados est réduit par la consultation des téléphones, alors que le sommeil est un moment crucial de mémorisation des apprentissages. Mais la Suède fait machine arrière sur le sujet du numérique scolaire. On a le droit de se tromper, et de corriger le tir !
”Les chatbots peuvent être utilisés par les élèves pour entraîner l’apprentissage”
L’avis de Fanny Meunier, professeure spécialiste en apprentissage et enseignement des langues à l’UCLouvain
Il faut donner une place au numérique. La vraie question est l’ampleur de cette place et elle doit idéalement être évaluée en fonction de la valeur ajoutée que le numérique peut apporter aux élèves et/ou aux professeurs. Il faut donc bien connaître les potentialités et fonctionnalités des outils mais aussi pouvoir en estimer la valeur ajoutée réelle en termes d’apprentissage.
Par exemple, pour l’apprentissage des langues modernes, les outils de synthèse vocale actuels sont d’excellente qualité. Ils transforment du texte en parole audible. Diverses vitesses de débit de parole peuvent être sélectionnées, mais aussi divers locuteurs (âge, genre, accents et même émotions). Ces outils peuvent aider les élèves à entraîner l’oralité (ton, rythme, accentuation, intensité dans la parole). Les élèves peuvent le faire avec l’aide du professeur en classe (qui peut les guider dans l’utilisation la plus adéquate de l’outil) mais aussi en dehors de la classe quand le professeur n’est pas à leur disposition. Ces outils permettent aussi aux élèves de se focaliser sur les mots/phrases qui sont les plus difficiles pour eux.
Pour les enseignants, le temps ainsi libéré par les outils de synthèse vocale (le prof seul ne peut en effet répondre à tous ses élèves individuellement pour les mots/phrases spécifiques qui leur posent des difficultés) peut être réinvesti dans des tâches ou des interactions à haute valeur humaine ajoutée, telles que guider les élèves dans leurs apprentissages, les encourager, les aider à trouver des idées, à débattre en groupe sur des sujets divers, etc.
Autre exemple, les chatbots (type ChatGPT) peuvent être utilisés par les élèves pour entraîner l’apprentissage de questions/réponses, aider à comprendre le sens de mots et expressions rencontrés dans la discussion, ou encore aider à corriger une phrase qui ne serait pas exprimée clairement. Ces outils peuvent donc être utilisés en soutien à l’apprentissage. Cet entraînement est souvent perçu comme moins stressant par les élèves car l’éventuelle peur de jugement de la part des autres élèves ou de l’enseignant s’atténue. Ils disposent alors de plus de capacités cognitives pour se concentrer sur la langue et se sentent par la suite un peu plus à l’aise pour se lancer dans de vraies conversations avec leurs pairs. Il ne faut pas trop vite croire les prédictions du type “l’intelligence artificielle va remplacer les professeurs”. L’IA est une ressource extrêmement utile mais un évènement comme la pandémie nous a montré combien les interactions humaines sont utiles.
”Les outils numériques peuvent apporter une plus-value dès la quatrième année du primaire”
L’avis de Caroline Leterme et Annick Faniel, du Centre d’Expertise et de Ressources pour l’Enfance
Le numérique est partout : il y a une banalisation et une enculturation du numérique dans nos sociétés, et l’école n’échappe pas à ce phénomène global. L’important est surtout que les professionnels de l’éducation puissent avoir des temps d’arrêt pour mener la réflexion du bon usage du numérique et prendre un peu de recul sur la situation actuelle. Il faut se demander quelle place donner à ces outils numériques, comment les utiliser, quel budget y investir, quelle serait la plus-value pour les élèves, etc. Le numérique offre de nombreuses possibilités de créativité qu’il faut explorer ; reproduire simplement les exercices classiques de l’école sur un outil informatique n’apporte rien à l’apprentissage.
Au regard du développement de l’enfant, il est clair que le numérique ne devrait pas être présent dans les écoles maternelles et dans le début du primaire. À cet âge, l’enfant a besoin de concret. S’il est devant une machine qui lui répond tout de suite lorsqu’il tape sur une touche, il n’apprendra pas aussi bien que s’il fait le mouvement du dessin de la lettre ou du chiffre.
Les outils numériques peuvent par contre apporter une vraie plus-value dès la quatrième année du primaire. Mais il est important de mettre des balises, de sensibiliser assez tôt les élèves au bon usage de ces outils. Il faut leur apprendre à s’observer face aux écrans, qu’ils puissent être acteurs de leur usage et mettre eux-mêmes des limites là où c’est nécessaire, pour éviter des situations de cyberharcèlement, de diffusion d’images, etc.
Le numérique modifie le rapport à l’enseignement, aux apprentissages. Il faut se poser les questions de l’éthique, de ce qu’on fait de l’information, de l’usage de ces outils. Pendant la crise sanitaire, le mot d’ordre a été “il faut équiper”, aujourd’hui le mot d’ordre est plutôt “il faut prendre du recul”. C’est un vrai enjeu politique et collectif. La réflexion est encore timide, mais elle avance.
Le numérique est un outil, parmi bien d'autres, qu'il est pertinent d'intégrer dans certains contextes, dans certains dispositifs, à certains moments pour soutenir l'apprentissage et dont la maîtrise est nécessaire vu la place qu’il prend dans nos vies. Or, cette maitrise du numérique ne va pas de soi et doit être enseignée.