En route vers la "fiduciaire 4.0" ? Pas si vite...

L’innovation logicielle est à la porte des fiduciaires. Avec quels défis ? Une chronique signée Grégory Jemine, chargé de cours à Hec Liège – École de gestion de l’Université de Liège.

Contribution externe
Chronique fiduciaire
La comptabilité continue (continuous accounting) a pour ambition de décloisonner l'activité des fiduciaires. ©Shutterstock

Nombreux sont les secteurs d’activité qui se trouvent aujourd’hui confrontés à des pressions face à l’innovation technologique et à l’adoption de nouveaux outils digitaux. Les fiduciaires, ces firmes-clé du tissu économique wallon qui proposent des services comptables et financiers aux entreprises et aux indépendants, sont particulièrement ciblées par des nouvelles technologies toujours plus nombreuses.

Parmi les dernières innovations en date, la comptabilité continue (continuous accounting) a pour ambition de décloisonner l'activité des fiduciaires et de permettre à leurs clients de bénéficier d'un suivi en temps réel de leur activité économique. Le recours à des algorithmes intégrés dans un système supposément basé sur l'intelligence artificielle permettrait ainsi d'automatiser entièrement le travail d'encodage et d'imputation comptable des données financières d'une entreprise.

Obstacles

Si les outils technologiques modernes s’accompagnent généralement de belles promesses managériales et de longues listes de bénéfices escomptés - accélération des processus, augmentation de la productivité, diminution des coûts, etc. -, on en sait généralement bien moins long sur la manière dont ces attentes se concrétisent effectivement sur le terrain. L’étude des obstacles que rencontrent les fiduciaires dans l’adoption de solutions de comptabilité continue en est un bon exemple.

Pour appréhender ces obstacles, il est nécessaire de comprendre deux choses. Premièrement, les systèmes de comptabilité continue reposent sur la bonne participation du client lui-même à la production de services comptables. Le client est en effet invité, via une application ou une interface web, à partager les documents, factures et justificatifs qui vont ensuite être analysés par le système afin de mettre à jour sa situation financière.

Deuxièmement, il est à noter que les fiduciaires possèdent généralement une clientèle très hétérogène, allant de l’entrepreneur à la grande entreprise, en passant par des secteurs d’activité très variés. Tous les clients n’ont, dès lors, pas la même appétence ni les mêmes compétences en matière d’utilisation de telles technologies.

Réaction des clients

C’est pourquoi, sur le plan économique, les fiduciaires qui envisagent d’acquérir des systèmes de comptabilité continue se heurtent généralement à deux types de réactions de la part de leur client. D’une part, certains n’en veulent pas ; d’autre part, ceux qui sont prêts à les accepter s’attendent, puisque le système requiert un effort de leur part, à ce que les tarifs facturés par leur comptable diminuent. En conséquence, les fiduciaires se retrouvent à devoir financer des systèmes parfois onéreux (notons qu’elles n’ont pas les mêmes moyens financiers que les grandes firmes comptables), sur lesquels elles ne peuvent réaliser des économies d’échelle que très limitées (puisqu’une partie de leur clientèle n’en veut pas), tout en devant négocier à la baisse leurs tarifs avec leurs clients (ce qu’elles ne sont pas toujours désireuses de faire).

Et si le logiciel commet une erreur ?

Les logiciels de comptabilité continue posent également des défis aux comptables dans la relation qu’ils entretiennent avec leur clientèle. Ainsi, qu’advient-il si le logiciel commet une erreur ? La comptabilité du client s’en trouverait faussée. Or, l’attente première du client envers son comptable est que ce dernier entretienne une comptabilité qui soit correcte. La responsabilité des fautes commises par un logiciel incombe toujours, in fine, au comptable lui-même. Dès lors, le travail comptable est aux antipodes des logiciels supposés "apprendre" de leurs erreurs et s’améliorer au fil de celles-ci ; le travail comptable tolère peu voire pas l’erreur, dès lors qu’elle peut être synonyme d’une rupture dans la relation de confiance entre le comptable et son client.

Ces éléments (parmi d’autres) amènent généralement les fiduciaires à privilégier des approches différenciées de l’innovation technologique et à ne pas s’emparer aveuglément et hâtivement des nouveaux logiciels qui leur sont proposés sur le marché. On observe dès lors un décalage entre les discours prometteurs des développeurs de logiciels comptables, d’une part, et les réactions parfois prudentes des responsables de fiduciaires, d’autre part.

Les deux logiques ont toutefois leur propre rationalité et il importe d’en tenir compte et d’éviter de nous contenter d’étiqueter hâtivement les choix stratégiques des comptables comme de simples "résistances au changement" si nous voulons comprendre les obstacles à l’innovation technologique.

Vous êtes hors-ligne
Connexion rétablie...