À Bruxelles, malgré les mises en garde à répétition des services de renseignement, l'espionnage chinois ne cesse de croître
A Bruxelles, la menace de l'espionnage est partout. Les services de renseignement - et les partenaires internationaux - ne cessent de mettre en garde. Les enjeux géopolitiques, les décisions qui s'y prennent et la présence de nombreuses institutions ont fait de notre capitale le terrain de jeu de prédilection des agents, russes et chinois en tête.
Publié le 17-12-2019 à 09h43 - Mis à jour le 17-12-2019 à 13h30
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À Bruxelles, la menace de l'espionnage est partout. Les services de renseignement - et les partenaires internationaux - ne cessent de mettre en garde. Les enjeux géopolitiques, les décisions qui s'y prennent et la présence de nombreuses institutions ont fait de notre capitale le terrain de jeu de prédilection des agents, Russes et Chinois en tête.
"Vous connaissez la différence entre l'espionnage russe et l'espionnage chinois ? Imaginez une plage. Les grains de sable sont vos données utiles. Pour la protéger, vous mettez des gardes, des miradors. Les russes viendraient de nuit, avec un sous-marin. Un homme-grenouille nagerait jusqu'à la rive, remplirait un petit seau de sable et se dépêcherait de repartir vers son navire pour ne pas se faire prendre. Les Chinois, eux, font ça de jour. Ils envoient 10.000 touristes et ne leur demandent rien... si ce n'est de retourner les poches de leurs shorts de bain et de secouer leurs essuies lorsqu'ils rentrent au pays. C'est ainsi que la Chine obtient le maximum d'informations sur sa cible", brosse Bruno Hellendorff, chercheur en relations internationales pour le compte de l'Institut royal Egmont, citant une métaphore bien connue de plusieurs services de renseignement, dont le FBI, pour planter le décor.
"En ce moment, l'espionnage à Bruxelles est pire que pendant la Guerre froide", reprend-t-il. En 2018, un rapport fuité du Service européen de l'action extérieure (SEAE) estimait que 250 espions chinois et 200 espions russes avaient fait de Bruxelles leur terrain de jeu. Sans parler des agents américains, ou issus de pays tiers, rappelle une source diplomatique, qui explique que les chiffres ont plutôt tendance à croître. Si les autorités restent discrètes sur le sujet, la capitale est le théâtre de scènes dignes des clichés véhiculés dans romans d'espionnage de Ian Flemming.
Fin 2018, Xu Yanjun, également connu sous les noms d'emprunt de Qu Hui ou Zhang Hui, a été extradé vers les Etats-Unis après avoir été arrêté en Belgique, où il s'était rendu pour obtenir des informations. L'homme était soupçonné d'avoir, depuis 2013, cherché à collecter des renseignements sensibles sur plusieurs grandes entreprises actives dans le domaine de l'aéronautique, dont le tentaculaire conglomérat américain General Electric.
Plus récemment, le 10 décembre dernier, le directeur de l'Institut Confucius de la VUB s'est vu interdire de Visa pour l'espace Schengen suite aux soupçons d'espionnage qui pesaient contre lui. L'homme nie les faits qui lui sont reprochés. Sans parler du fait que ce lundi 16 décembre, l'ULB ait annoncé mettre fin à sa collaboration avec l'Institut Confucius, sur fond de manque de transparence quant au choix des étudiants et des projets financés. "Au-delà de ces cas particuliers, la question qui préoccupe de plus en plus les Européens, c’est le lien qui peut exister entre d’une part, le parti communiste chinois et d’autre part, les personnes et entreprises chinoises présentes chez nous. Quelle est l’indépendance et la liberté d’action réelle de ces acteurs? Les relations développées avec des institutions belges (ou européennes) risquent-elles de devenir otages de l’évolution politique du Parti-État chinois? Cela pose énormément de questions", détaille Bruno Hellendorff.
Des inquiétudes
De plus en plus de voix s'élèvent pour mettre en garde contre la présence d'espions russes et chinois à Bruxelles. Le 4 décembre dernier, lors des séances de questions parlementaires, le député fédéral Samuel Cogolati (Ecolo) faisait part de "signaux convergents inquiétants" concernant l'espionnage chinois à Bruxelles, qu'il soit d'ordre industriel ou technologique, et questionnait, en outre, les ministres compétents sur l'ampleur du phénomène ainsi que sur les plans d'action imaginés.
Question simple, réponse floue. Le ministre de la Justice Koen Geens lui répondait, en substance, savoir via la Sûreté de l'état et le Service Général du Renseignement et de la Sécurité (SGRS), que "certains États étrangers dont la Chine sont actifs sur notre territoire", que "la Chine dispose d'un nombre important de structures qui lui permettent de diffuser la politique du parti communiste" et qu'il n'était "pas exclu" que les entités qui "appartiennent à l'État chinois puissent servir de relais à des activités liées au renseignement", sans toutefois donner plus de détails sur le nombre d'espions ou le type d'organisations susceptibles d'être victimes d'espionnage.
"En Belgique, nous n'avons pas énormément de moyens en termes de renseignement et d'espionnage. Les découpages politiques et administratifs font qu'il est difficile d'avoir une réflexion stratégique globale", justifie Bruno Hellendorff. La Belgique semble d'ailleurs poursuivre son ouverture vers la Chine, malgré les mises en garde qui s'accumulent de la part des services de renseignement comme d'autres partenaires internationaux. En témoignent les récentes - ou futures - arrivées de géants chinois sur le territoire national, à l'instar d'Alibaba à Liège, de l'entreprise spécialisée dans les véhicules électriques Thunder Power à Charleroi, ou la vente à la Chine de logiciels notamment utilisés par l'Otan et produits en Flandre.
... qui dépassent nos frontières
Et les inquiétudes dépassent largement les couloirs de nos ministères nationaux. Le 22 novembre dernier, le procureur général adjoint de la Division de la sécurité nationale américain, John Demers, était à Bruxelles pour parler espionnage. "Les espions se présentent généralement comme des académiques ou des consultants en affaires ayant une opportunité en Chine", expliquait-il, avant de préciser: "Sur un an, trois de nos agents du renseignement ont été condamnés pour avoir transmis aux Chinois des informations classifiées. C’est du jamais-vu".
Du côté de l'ambassade américaine à Bruxelles, on indique ne pas être en mesure de donner de détails sur le sujet, tout en reconnaissant être au fait des pratiques chinoises. "Parmi les points d'attention, nous gardons un oeil sur les investissements chinois, y compris en Belgique, comme au port de Zeebruges, ou sur la 5G. Puis il y a aussi la question de la concurrence, que nous souhaitons loyale, avec des règles du jeu communes", indique une source au sein de l'ambassade.
La visite de John Demers en Belgique n'est pas une surprise. Et l'espionnage dans notre capitale, pas nouveau. En 2018, un document sensible mais déclassifié de l'administration américaine faisait état des différentes menaces qui planaient sur l'économie américaine, et les réponses qui pouvaient y être apportées. "Le gouvernement chinois est déterminé à acquérir la technologie américaine, et ils sont prêts à utiliser une variété de moyens pour le faire, via des investissements étrangers, des acquisitions d'entreprises et des intrusions sur Internet, jusqu'à l'obtention par d'actuels ou d'anciens employés d'une entreprise pour obtenir une information privilégiée", détaillait la note du procureur John Demers. Entre le 1er janvier et le 2 juillet 2019, 11 cas d'espionnage ont été recensés, dont certains en Europe.
L'Union européenne n'est pas non plus en reste en matière de craintes d'espionnage. Début 2019, un rapport fuité du Service européen d'action extérieur (SEAE) incitait les diplomates habitués aux bonnes adresses du quartier européen à prêter une attention particulière lors de leurs sorties entre collègues. Un restaurant et un bar au pied du Berlaymont étaient particulièrement visés, décrits comme "à risque" quant à la présence de potentiels espions.
"Les clients sont des gens bien informés mais il n'y a pas eu de changement dans les habitudes. Charles Michel est venu deux fois la semaine passée, il ne se sent pas espionné. J'imagine que la note, dont je n'avais pas entendu parler, c'était surtout parce qu'il devait y en avoir un ou deux qui s'étaient fait prendre à parler un peu fort", explique le patron du restaurant, accoudé à une table haute. L'ambassadeur d'un pays d'Amérique du sud, quittant les lieux après l'heure du déjeuner l'interrompt : "La note, nous n'en connaissions pas l'existence. Nous faisons attention au sein des ambassades, nous savons que cela existe, c'est évident, mais c'est surtout par précaution".
Des raisons
Si les agents étrangers - chinois, russes mais pas seulement - semblent avoir repris du service, plusieurs raisons peuvent l'expliquer. "La géopolitique d’abord: dans le cadre de son conflit avec les Etats-Unis, la Chine a besoin d’alliés et de ressources. Tout ce qu’elle peut glaner à l’étranger, en Europe notamment, est bon à prendre. L’évolution interne de la Chine ensuite: l’économie chinoise accuse le coup, et le Parti mise énormément sur la recherche et l’innovation pour maintenir la croissance. Ce qui peut être obtenu en Europe peut alimenter cette stratégie de réforme. La diplomatie enfin: avant 2016, les rapports entre la Chine et l’Europe étaient plus sereins. Depuis, les frictions et résistances ont crû. Il est devenu plus dur pour la Chine de poursuivre ses acquisitions dans les domaines considérés comme stratégiques. La vis a été serrée, un encadrement plus soutenu a été mis en place", déclare Bruno Hellendorff, de l'Institut royal Egmont, pointant le fait que bien qu'à son extrémité, l'espionnage fait partie intégrante du panel de solutions.
Chinois et Russes ne sont pas les seuls à se partager Bruxelles dans le domaine du renseignement. Ils seraient néanmoins les plus actifs. "Apparemment, les pratiques changent", affirme le chercheur, qui poursuit: "Les agents spécialisés dans l'espionnage économique s'infiltrent dans une entreprise comme stagiaires, ou dans un centre de recherche universitaire, comme étudiants. Si vous êtes la Russie, c'est logique de vous renseigner sur votre environnement proche, l'Union européenne. Si vous êtes la Chine, vous devez malgré les difficultés continuer de vous développer".
Une porte d'entrée
Outre les rapports commerciaux de plus en plus délicats qu'entretient la Chine avec l'Union européenne, le fait que Bruxelles - et la Belgique de manière plus large - représente un endroit parfait pour se tenir au courant sur les affaires mondiales pèse lourd dans la balance.
"La Belgique est une porte d'entrée énorme pour accéder aux informations avec l'OTAN, les institutions européennes, etc. Il faut voir le pays comme une rampe d'accès. Pas besoin d'être une immense puissance pour attirer les espions. D'après certains, la Chine avait réussi a hacker des correspondances de l'UE via Chypre", rappelle Bruno Hellendorff.
Reste à déterminer si cette porte d'entrée ne permet pas, au passage, à certaines puissances étrangères de piller les recherches belges dans des secteurs où elle est à la pointe. "Les services chinois essaient de mettre la main sur la propriété intellectuelle belge", avertissait il y a peu la Sûreté de l'état, qui tente de sensibiliser les acteurs économiques et scientifiques afin de leur faire prendre conscience des risques existants. "Il y a très peu de moyens consacrés à la Chine. Donc quand vous avez des acteurs chinois qui viennent, la bouche en cœur avec des sous ... ", résume Bruno Hellendorff.
En 2017, le conseil européen des relations extérieures avouait déjà dans un rapport qu'il était "difficile de distinguer la main de l'État chinois". Les choses n'ont donc pas vraiment changé, si l'on en croit les chercheurs, analystes et autres diplomates. Et les grands enjeux politiques qui se dessinent à l'horizon ne risquent pas d'inverser la tendance.