Jean Pisani-Ferry : "Joe Biden en fait de trop avec son plan de relance"
Jean Pisani-Ferry, professeur d’économie, est l'invité éco.
Publié le 10-04-2021 à 14h00 - Mis à jour le 11-04-2021 à 16h41
L’économiste Jean Pisani-Ferry est une pointure dans l’Hexagone. Conseiller économique de François Hollande lors de la campagne présidentielle de 2012, il a rejoint l’équipe d’Emmanuel Macron, en janvier 2017. Une arrivée qui constituait “un renfort de choix”, écrivaient, à l’époque, Les Echos. Il faut dire que le fils d’Edgar Pisani – ministre sous de Gaulle et Mitterrand – a un solide CV. Professeur à Berlin, à Florence et à Sciences Po Paris, il a été, de 2013 à 2016, commissaire général de France Stratégie, le think tank du gouvernement français.
Avec Nicolas Véron, Jean Pisani-Ferry a également joué un rôle clé dans la création du think tank Bruegel, dont les papiers font autorité dans les cercles européens. Lié à des personnalités socialistes depuis le début de sa carrière – il était déjà conseiller économique de Dominique Strauss-Kahn entre 1997 et 1999 – Jean Pisani-Ferry a donc changé de bord en rejoignant Macron. “À part Mélenchon, dans lequel je ne me retrouve pas, la gauche n’existait pas dans cette campagne”, se souvient-il.
Selon L’Express, il a refusé un poste d’ambassadeur et une fonction “modeste” de ministre après l’élection de Macron. Maintenant qu’il a retrouvé sa liberté de parole, Jean Pisani-Ferry n’hésite pas à critiquer la politique du président français. Dès janvier 2018, il a cosigné une tribune où il étrille sa politique migratoire. “Dans l’ensemble, la promesse d’émancipation faite par Emmanuel Macron ne s’est pas suffisamment concrétisée”, regrette-il. Même si des choses positives ont été réalisées sous Macron, précise-t-il.
Les Etats-Unis multiplient les plans de relance, tandis que l’Europe semble à la traîne. Est-ce une erreur ?
Selon moi, Joe Biden en fait trop. Le soutien à l’économie américaine est excessif. Sans tenir compte du dernier plan Infrastructures, de 2000 milliards de dollars, ni du premier plan Trump, les États-Unis vont dépenser 13 % de leur PIB pour soutenir leur économie, sans doute deux ou trois fois plus qu’en Europe. Bien sûr, ces montants ne sont pas tout à fait comparables. Les pays européens ont des systèmes sociaux plus développés, et donc des stabilisateurs automatiques plus puissants. Mais, même en tenant compte de ces différences, le soutien américain est nettement plus important que celui de l’Europe. Avec ce troisième plan de relance, l’administration Biden prend le risque d’en faire trop et de faire monter l’inflation.
Il n’est pas nécessaire de dépenser autant que les USA ?
En Europe, la réponse à la crise économique a été nettement mieux calibrée. En dépensant beaucoup moins que les États-Unis, nous avions, à l’automne 2020, atteint un niveau d’activité comparable. Le chômage partiel a permis de limiter grandement la hausse du chômage en Europe. Donald Trump a dépensé énormément d’argent, dont une partie importante a été épargnée par des ménages américains inquiets pour leur emploi.
L’Europe a mieux réagi que les Etats-Unis ?
Le débat sur la relance ne doit pas occulter le fait que l’Europe a trois mois de retard sur les États-Unis au niveau de la vaccination. Mais, surtout, je crains en Europe un pessimisme auto-entretenu. Nous supposons trop facilement que la crise sanitaire laissera des traces socio-économiques durables. Aucune raison ne justifie le fait que l’économie américaine retrouve le niveau d’avant crise dès le début 2022, et qu’il faille attendre fin 2022 en Europe. C’est pourtant ce que disent les prévisions…
Selon vous, il faut mettre l’économie européenne sous régime haute pression. Qu’est-ce que cela signifie ?
Aux USA, il y a un consensus autour du fait que l’économie doit fonctionner en régime haute pression. Plus vite on repart, plus on teste les limites de la baisse du chômage, plus on sauve d’entreprises et d’emplois. Et plus il y a de bénéfices sociaux. Début 2020, alors que l’économie US était sous régime haute pression, on a vu revenir sur le marché du travail des personnes qui en étaient sorties et qui n’auraient jamais retravaillé sans cela.
Des économistes américains ont démontré que les effets positifs du régime haute pression pouvaient être durables. Une fois revenues sur le marché du travail, ces personnes peu qualifiées ont tendance à y rester. Bien sûr, cela demande des efforts de formation et de recrutement de la part des entreprises. Quand le chômage est élevé, elles ont l’habitude de recevoir de très nombreuses candidatures pour chaque emploi proposé. Ce n’est plus le cas quand le chômage descend fortement.
En Europe, d’où viennent les réticences vis-à-vis de ce régime haute pression ?
Pendant des années, la peur de l’inflation a poussé les Européens à ne pas tester les limites de leurs économies. On s’est satisfait d’un taux de chômage relativement élevé. Mais, aujourd’hui, les conditions sont réunies pour mettre l’accent sur l’emploi et le soutien à l’activité économique. Les taux d’intérêt sont bas et il n’y a pas de craintes au sujet de l’inflation. Cela permet de prolonger dans le temps les soutiens monétaire et budgétaire à la reprise économique.
Il n’y a pas de risque de dérapage de l’inflation ?
En Europe, la BCE doit plutôt se battre pour éviter la déflation. En revanche, aux États-Unis, il y a une vraie menace de poussée inflationniste. C’est même un risque global, étant donné l’importance des États-Unis dans le système financier mondial et leur influence sur les marchés émergents. Mais, jusqu’à présent, l’Europe n’a pas été touchée par la hausse des taux américains, grâce à la BCE.
L’Europe doit-elle dépenser plus que les 750 milliards du plan de relance ?
Il n’est pas forcément nécessaire d’appuyer très fort sur le champignon budgétaire. En Europe, l’excédent d’épargne des ménages devrait atteindre 6 % du PIB à l’été, ce qui est énorme. Les ménages ont peur de dépenser en raison des incertitudes économiques. L’Europe doit simplement faire savoir qu’elle continuera ses efforts de soutien budgétaire, au minimum jusqu’à ce qu’on retrouve notre activité économique d’avant la crise. Cela incitera les ménages à dépenser, et les entreprises à investir.
Concrètement, vous feriez quoi si vous étiez aux manettes ?
Il faut mettre en œuvre sans délais inutiles le plan de relance européen. Il faut démontrer que l’argent est bien utilisé. Je ne suis pas pour l’augmentation des transferts qui ont été décidés. Si vous déversez trop d’argent sur des économies qui ne sont pas en état de l’absorber, vous allez créer du gâchis économique, de la corruption. Il ne faut pas donner des arguments à ceux qui, par principe, sont contre un budget européen et une relance européenne. En revanche, un problème du plan de relance est qu’il ne consacre pas assez d’argent aux projets d’intérêts communs. En juillet, si on avait mis 10 milliards de plus en commun dans la recherche et la production de vaccins, on serait mieux aujourd’hui. C’est sur cet aspect qu’on peut faire davantage.
L’Europe a commis une grosse erreur en dépensant moins que d’autres pays dans la recherche de vaccins et dans la pré-production ?
L’erreur de l’Europe est d’avoir eu une mentalité d’acheteur, au lieu de chercher à favoriser l’émergence de quelque chose qui n’existait pas encore. Moncef Slaoui le raconte très bien. Aux USA, on lui a dit : il faut trouver un vaccin. La question n’est pas combien ça coûte, mais quand est-ce que vous aurez trouvé ? Dépenser 5 ou 10 milliards supplémentaires pour avoir un vaccin plus tôt, ça aurait été extrêmement bénéfique d’un point de vue budgétaire. Chaque mois perdu nous coûte plusieurs fois cette somme. Les dirigeants européens doivent le reconnaître, ils ont fait une erreur sur les vaccins. Ils ne doivent pas se chercher des excuses mais assumer cette responsabilité politique.
Combien ?
Après un premier plan de relance de 2 000 milliards de dollars, décidé en mars 2020 sous Donald Trump, un deuxième de 900 milliards a été acté par le Congrès américain en décembre 2020. Un troisième plan de relance de 1 900 milliards de dollars a passé la rampe du Congrès US en mars dernier. Les deuxième et troisième plans représentent une dépense équivalente à 13 % du PIB américain. En plus de cela, Joe Biden a annoncé un plan Infrastructures de 2 000 milliards de dollars, à dépenser en huit ans. Le plan de relance européen s’élève, lui, à 750 milliards d’euros, dont 390 milliards de subventions.