Michel Claise, juge d’instruction à Bruxelles : "Nous sommes dans un pays corrompu, c’est quelque chose d’épouvantable"
Il y a un peu plus d’un an, le juge d’instruction Michel Claise accordait à La Libre un entretien pour le moins détonnant. A la lumière des événements qui se sont déroulés ces derniers jours dans les coulisses du Parlement européen et en Wallonie, cette interview revêt une connotation particulière. Vingt perquisitions ont été menées depuis vendredi dans le cadre d’une enquête ouverte depuis plusieurs mois par le Parquet fédéral au sujet de parlementaires européens suspectés d'avoir été corrompus par des autorités qataries.
- Publié le 24-09-2021 à 18h29
- Mis à jour le 01-10-2021 à 16h00
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Il ne se départit jamais d'un petit sourire, qui, figé, a dû faire couler de nombreuses gouttes de sueur dans le dos des quelques criminels en col blanc passés dans son bureau. Ils sont devenus ses clients les plus réguliers, "que j'apprécie d'autant plus lorsqu'ils mentent éhontément", glisse malicieusement Michel Claise. Le juge d'instruction bruxellois n'est toutefois pas là pour ressasser des vieux dossiers. Pas le genre. Par contre, la sortie du procureur général de Bruxelles, Johan Delmulle, le fait réagir. Lors de la rentrée judiciaire, ce dernier a déclaré que, faute de moyens, la police judiciaire fédérale de Bruxelles ne mènera plus toutes les affaires, notamment les dossiers financiers.
La sortie du procureur Johan Delmulle, c’est un fameux pavé dans la mare…
La criminalité financière ne suscite jamais de réel intérêt. Jusqu'au jour où nous faisons comprendre ce que cela permet de rapporter. Ce fut le cas en 2019, année où le dossier de fraude fiscale liée à la banque HSBC a permis de récupérer 300 millions d'euros. Mais on oublie très vite. La preuve : qu'est-ce qu'il y a eu après ? Rien. En mars, la médiatisation de l'opération Sky ECC (NdlR, décryptages de messages échangés sur le système de cryptophone utilisé par les trafiquants à Anvers) démontrait, une fois encore, l'intérêt de telles investigations. Les montants dont il est question sont colossaux. Mais quel est le résultat aujourd'hui ? Avons-nous plus de moyens pour mener davantage d'enquêtes de ce genre ? Non. Et je rappelle quand même qu'il y a quelques années, la police fédérale avait déclaré que la criminalité financière n'était pas une priorité…
On sent vos propos teintés d’ironie, voire d’une certaine amertume...
Il y a de quoi non ? Ce qui se passe est inacceptable. Le fonctionnement de notre société est en danger en raison des métastases provoquées par la criminalité financière. Le trafic de drogues, sur le plan planétaire, représente plus en termes d’activité que n’importe quelle entreprise dans le monde, aussi géante soit-elle. Plus de 500 milliards de dollars ! D’après l’OCDE, il y a 12 à 13 milliards d’euros détectés dans le trafic de cannabis en provenance du Rif (Maroc). La contrefaçon en Europe représente entre 250 et 300 milliards d’euros, les carrousels TVA, entre 200 et 250 milliards d’euros. Et je ne vous parle pas de cybercriminalité qui, avec la crise sanitaire, a pris une ampleur phénoménale. On ne se rend pas compte de la pénétration de ces différentes formes de criminalité chez nous, au travers du blanchiment d’argent notamment… On ne s’en rend tellement pas compte qu’autant se dire qu’on vit à Disneyland en prenant du Xanax…
Mais les lois évoluent et il y a des outils, des mécanismes qui fonctionnent ?
Oui, vous avez raison, et c’est très bien. Ces nouvelles normes vont dans le bon sens. Mais le problème n’est pas là. Je le répète depuis des années, le problème, c’est le manque de moyens. Il est tel qu’il ne nous permet pas de lutter contre un phénomène qui gangrène notre démocratie. J’ai l’impression de prêcher dans le désert. Pourtant, sur le site du SPF Finances, vous allez trouver que l’évasion fiscale est évaluée à 30 milliards d’euros en Belgique. C’est 6 % de notre PIB ! Tout juste l’ampleur de notre déficit…
Cela veut-il dire qu’il faut s’y attaquer pour des raisons morales mais aussi financières ?
Évidemment. Paul Magnette a été interviewé lors d’une interview télévisée avant que n’éclate Sky ECC. Le journaliste lui demandait pourquoi le gouvernement avait décidé de supprimer le secrétariat à la lutte contre la fraude fiscale et sociale sous cette législature. Le président du PS avait répondu que les pouvoirs du SPF Finances allaient être renforcés, et que l’échange automatique d’informations fiscales entre administrations fiscales européennes allait bien aider… De qui se moque-t-on ? Comme si les malfrats ne le savaient pas. Les grands blanchisseurs connaissent mieux que quiconque les règles… Mais pire que tout, les effectifs ne bougent pas, dans la justice, dans la police. On continue de s’attaquer à la lutte contre la fraude fiscale, et c’est très bien, mais ce n’est qu’un atome dans la molécule de la criminalité financière.
Selon vous, pourquoi le monde politique ne réagit pas ?
Il y a des hypothèses. Soit ils ne comprennent pas. Soit ça les ennuie parce que cela pourrait toucher à leur fonds de commerce, à savoir les grandes entreprises. Soit eux-mêmes sont corrompus. Ne négligez pas cette troisième hypothèse… Nous sommes dans un pays corrompu. Il ne faut pas négliger ce constat.

"Je suis furieux contre le monde politique"
Ce que vous avancez quant à la corruption est grave…
Oui et je suis catastrophé par la situation. J’espère que Sky ECC pourra servir d’élément déclencheur mais à ce stade, je constate que rien n’est fait véritablement pour lutter contre la criminalité financière. Les effectifs sont largement insuffisants. Même dans le cadre de la lutte contre la fraude fiscale, il ne se passe rien. J’avais été entendu dans le cadre de la Commission Panama Papers en 2017 suite à un scandale d’évasion fiscale, et avec d’autres experts, nous avions fait des recommandations. Combien ont été suivies ? Très très peu… La Belgique a fait l’objet, comme d’autres pays, d’une enquête du "Groupe d’États contre la corruption" (Greco), l’organe anti-corruption du Conseil de l’Europe. Quelque 22 recommandations devaient être exécutées avant juin 2021. Combien l’ont été ? Aucune… Nous sommes, je le redis, dans un pays corrompu. Je vous assure, c’est quelque chose d’épouvantable. Il y a le feu au lac, car l’argent sale et l’argent licite se mêlent de plus en plus. Le blanchiment passe aussi au travers d’entreprises tout à fait respectables. Nous ne maîtrisons plus aujourd’hui la présence de l’argent sale dans notre économie.
Pourtant il y a une volonté politique d’avancer en la matière. Le ministre de la Justice a annoncé des recrutements. Cela ne suffit pas ?
D’accord, mais à l’Intérieur, qu’est-ce qui est prévu ? Le besoin d’enquêteurs, ce n’est pas le ministre de la Justice qui doit le régler, c’est l’Intérieur. En attendant, quand je demande des policiers supplémentaires, on me dit qu’il faut que le dossier soit prioritaire. Ce qui signifie donc que toute une série de dossiers ne seront pas traités parce qu’ils ne sont pas prioritaires. C’est un déni de justice ! J’en suis catastrophé. Concevez-vous, comme l’a dit Johan Delmulle, qu’il faille établir des priorités ? Pourquoi n’engage-t-on pas plus, alors que les enjeux financiers sont gigantesques ? C’est pour cela que je suis furieux contre le monde politique, et contre Paul Magnette en particulier, car ils ne sont pas conscients que cette criminalité financière va nous "bouffer la figure", si vous me passez cette expression.
Quels sont les besoins urgents pour les enquêteurs et plus largement les représentants de la justice, comme les magistrats ?
La pire infraction à détecter, c’est la corruption. Certes, il existe une série d’outils, de lois, de mécanismes, mais c’est parfois complexe. Avant d’évoquer ces outils, je veux rappeler un point fondamental : l’ennemi de la justice financière et de la justice tout court, c’est le temps. C’est souvent ce qui nous manque pour mener à bien les investigations. Cela pose problème pour de nombreuses raisons. À cause des procédures, mais surtout des techniques utilisées pour prolonger ces procédures jusqu’à dépasser les délais raisonnables. N’oublions pas non plus le manque de moyens de la justice et surtout l’arriéré de la Cour d’appel.
Avez-vous des pistes pour avancer ?
C’est une question qu’on me pose souvent, il n’y a pas de réponse toute faite. Mais il y a des pistes d’amélioration. Nous avons besoin de personnes extérieures qui constatent ces infractions pour qu’elles nous alertent. Pour cela, je crois que nous devrions, par exemple, établir un statut de lanceur d’alerte comme c’est le cas en France. Pour protéger ces gens. Après, il y a diverses institutions où chacun fonctionne à sa façon et qui permettent de détecter les infractions financières. Prenons l’exemple de la FSMA qui fait un beau travail de veille concernant les délits d’initiés.
Vous reconnaissez qu’il y a de bonnes choses malgré tout ?
Tout n’est pas noir, mais le retard à combler est énorme. Pour avancer, nous avions besoin d’être pris au sérieux, de considération, celle du monde politique. J’insiste, je sais, mais c’est parce que je ne vois rien venir. Il y a eu HSBC, Sky ECC, qu’attendons-nous d’autres ? J’ai l’impression de parler dans le vide et qu’à chaque grosse affaire qui éclate, on se sent catastrophé… et puis plus rien. C’est un peu comme lorsqu’on dit que la planète va mal. On le répète depuis des années, les rapports énonçant des catastrophes environnementales font état de situations dénoncées il y a de nombreuses années. Et pourtant on en parle aujourd’hui comme si on découvrait tout ça. Pour la criminalité financière, c’est exactement la même chose. Ce qui se passe, c’est une forme de terrorisme financier, une bombe qui explose tous les jours et qui touche tout le monde.
"Son prochain roman : Crimes d'initiés"
Crime d'initiés. C'est le titre de son roman à paraître prochainement – message à l'éditeur (Genèse Edition) : il lui reste deux ou trois chapitres à écrire pour le boucler. Ce sera un polar, cette fois. "Je vais parler de la Cosa Nostra et des triades chinoises. Ces organisations criminelles ont ceci de particulier qu'elles ont un fonctionnement séculaire. Leurs systèmes de fonctionnement, basés sur des rites d'accueil et de reconnaissances interpellants, les pérennisent. Cela me semblait utile, dans cette nouvelle fiction, de relayer la manière dont cela se passe dans la réalité avec ces organisations criminelles. Mon polar parlera de la coalition de ces deux organisations criminelles au port d'Anvers", poursuit le juge Claise. "Anvers est le deuxième port d'Europe, et la plaque tournante sur le Continent de tous les trafics possibles et imaginables".
Ce polar, au-delà de la description de ces organisations criminelles, décrira aussi entre les lignes le système Sky ECC, du nom de scandale planétaire qui a secoué la Belgique il y a quelques mois, du nom surtout d’un système de support aux communications de groupes criminels en mettant à leur disposition un réseau de "cryptophones", des téléphones ultra-sécurisés, mais que la police a pu pénétrer. A bon entendeur...