Un employé sur trois en télétravail intégral demain ?
Le 24e Congrès des économistes, ce jeudi, fera la part belle aux leçons économiques de la crise du Covid-19. Notamment sur les finances publiques, le bien-fondé des mesures prises, la résurgence des inégalités sociales… Le télétravail reste sans doute l’un des sujets les plus complexes à appréhender.
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- Publié le 15-11-2021 à 18h52
- Mis à jour le 16-11-2021 à 18h34
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"Il faut le reconnaître, il y a des effets de la crise sanitaire que nous ne sommes pas encore en mesure de jauger utilement, ou complètement", lance Pierre Wunsch, gouverneur de la Banque nationale (BNB). Notamment sur les aspects de santé (mentale) à plus long terme. Ceux qui peuvent l'être feront l'objet du 24e Congrès des économistes qui se tiendra ce jeudi. Une trentaine d'experts évalueront les leçons économiques de la crise du Covid-19. Pas une sinécure, "notamment parce que cette crise sanitaire n'est pas derrière nous", rappelle Mathias Dewatripont, professeur à l'ULB, et président de ce 24e congrès.
Mais quelques certitudes déjà : "La soutenabilité des finances publiques en a été fortement affectée, dans un contexte où la Belgique faisait déjà face à des problèmes de productivité et de déficit public avant que n'éclate la crise sanitaire", poursuit Mathias Dewatripont. Pour qui tout n'est pas "noir" pour autant : "La reprise économique assez forte que l'on constate va sans doute permettre de réduire certaines inégalités, exacerbées durant cette crise. L'enseignement ne s'est aussi jamais vraiment arrêté, et l'on peut s'en réjouir."
L’un des grands points d’interrogation est à placer derrière l’impact du télétravail, qui fera l’objet d’un des quatre groupes de travail durant le congrès. Thème ô combien complexe, dont le professeur Laurent Taskin (UCLouvain) a tenté de synthétiser les avantages et inconvénients. Et thème d’actualité, puisque le Codeco avancé à mercredi risque bien de remettre en selle le télétravail obligatoire dans les entreprises.

Volonté de télétravailler
"Le télétravail est un concept un peu fourre-tout né dans les années 1970 aux États-Unis, qui a connu un réel essor avec cette crise", explique Jacques Thisse, professeur émérite de l'UClouvain. Relayant les travaux de Miren Lafourcade, professeure d'économie à l'Université Paris-Saclay, Jacques Thisse rappelle qu'entre 25 et 40 % des travailleurs salariés ont été concernés par le télétravail en 2020 suivant les États membres de l'UE.
Un bon tiers des actifs est susceptible de basculer en télétravail intégral à plus long terme, ce qui semble être la volonté de la majorité des travailleurs. "Une enquête similaire réalisée en mai 2021 par le cabinet de conseil BDO auprès de 1 600 salariés belges révèle que 84 % d'entre eux souhaitent désormais télétravailler au moins deux jours par semaine, contre 65 % en 2020. Des chiffres similaires ressortent d'enquêtes plus approfondies menées aux États-Unis", rappelle Miren Lafourcade. "Cela provoque des bouleversements importants, notamment sur la désertification des centres urbains, l'achat ou la location d'espaces plus réduits de la part des entreprises."
C'est l'objet, plus spécifique, des travaux de l'économiste française pour ce congrès. Dans son document de travail, Miren Lafourcade relève que "l'essor du télétravail, s'il s'avérait pérenne dans l'ère post-Covid, pourrait alimenter un tout nouvel exode urbain dont il est difficile de prédire l'ampleur et les conséquences socio-économiques à long terme". Deux grands constats s'entrechoquent ici.
L’exode urbain
Le premier, "c'est qu'un recours accru aux échanges dématérialisés est susceptible de réduire les gains de productivité des entreprises, en particulier si le télétravail augmente la taille des marchés du travail sans permettre de financer les services permettant d'assurer leur bon fonctionnement". Les grands centres urbains concentrent en effet la plus grande création de richesses par la proximité des services, des contacts entre entreprises, etc. Bruxelles génère ainsi près de 28 % du PIB belge, alors que l'espace territorial de la Région ne représente que 0,5 % de celui de la Belgique. Cette "déstructuration" du tissu socio-économique des grandes villes pourrait donc être néfaste pour l'économie belge. Mais, un autre constat pourrait "compenser".
Qualifiés versus moins qualifiés
En synthétisant, le télétravail a des effets négatifs sur la productivité pour l'accomplissement des tâches routinières, et des effets positifs lorsque les tâches réalisées exigent plus de créativité. Notamment parce qu'on constate une hausse des heures travaillées permise par l'économie des temps de trajet domicile-travail et que les plus qualifiés ont tendance à réinvestir une part plus importante des heures économisées dans le travail, explique l'économiste française. Qui rappelle aussi que "les effets du télétravail sur la productivité pourraient être négatifs si le passage au télétravail s'effectue de manière brutale et non anticipée".
Enfin, les travaux sur cette matière complexe pointent un autre enjeu : la baisse des coûts pour les entreprises, reportés en partie sur les travailleurs, pourrait accroître les gains de productivité de certains travailleurs plus qualifiés, si l'économie réalisée était réinvestie en matériel, en formation et en nouvelles pratiques managériales. Mais pas pour tous… Comme le rappelait Jacques Thisse, "les emplois moins qualifiés seraient les grands perdants d'une généralisation du télétravail".
S'arc-boutant sur une récente étude britannique, le professeur explique que "la généralisation de deux jours de télétravail par semaine provoquerait à long terme la disparition de 25 % des emplois moins qualifiés". Bref, le télétravail a des effets ambigus, contradictoires, "mais qui mériteraient d'être anticipés pour constituer une vraie opportunité de développement à l'avenir". Dont acte ?