"C’est un mensonge de dire qu’on sera neutre en CO₂ en 2050"
Nicolas Saverys, président d'Exmar, est l'Invité Eco.
- Publié le 02-04-2022 à 14h00
- Mis à jour le 04-04-2022 à 12h03
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Dès sa plus tendre enfance, Nicolas Saverys, le président d’Exmar, a été plongé dans le monde des bateaux. Il est un descendant de la famille Boel qui a fondé, au XIXe siècle, le chantier naval éponyme situé à Tamise (Flandre orientale).
En 1981, alors qu'il a 23 ans et qu'il est à peine sorti de ses études de sciences économiques à l'Université de Gand, il prend les commandes de la société Exmar où a été logée une activité d'armateur de gaz, qui faisait partie du holding de la famille Boel. "J'avais de très grandes ambitions, mais les hommes aux cheveux gris autour de la table ne me prenaient pas au sérieux. J'en ai beaucoup souffert. Aujourd'hui c'est moi qui ai les cheveux gris !"
En 1991, la famille Saverys et leurs sociétés Exmar et Almabo rachètent la Compagnie maritime de Belgique (CMB) à la Société générale de Belgique. Ils avaient payé à l’époque environ 10 milliards de francs belges (250 millions d’euros). On avait dit qu’ils avaient fait une très bonne affaire.
Aujourd'hui, Nicolas Saverys, son frère aîné Marc et sa sœur Virginie sont actionnaires de trois sociétés maritimes : Exmar (transport de GNL), Euronav (transport de pétrole) et CMB (transport en vrac sec). À cause d'une conjoncture défavorable jusqu'à il y a quelques mois mais aussi pour des raisons personnelles et de santé, Nicolas Saverys ne cache pas que "ces sept dernières années furent les pires de sa vie". Il évoque notamment le décès de l'ancien président d'Exmar et de son "grand ami", Philippe Bodson, emporté en avril 2020 par le Covid.
Comment analysez-vous l’origine de la crise énergétique ?
Cette crise existe surtout en Europe car nos gouvernements ont été négligents : ils ne se sont pas préoccupés de notre approvisionnement en énergie. En Belgique, le soap autour du nucléaire, c'est quand même exceptionnel. On va envoyer deux braves ministres, le Premier et Tinne Van der Straeten, négocier avec Engie pour un prolongement de dix ans. Dans le nucléaire, on ne parle pas de dix ans, mais de vingt-cinq ou trente ans ! Ils vont négocier avec une main dans le dos, je sais déjà qui va sortir vainqueur de ces négociations. C'est pourtant un dossier crucial. Si on veut moins de CO₂, il n'y a qu'une solution, le nucléaire.
Vous ne croyez pas au photovoltaïque et à l’éolien ?
Les énergies renouvelables, ce sont des clopinettes au niveau mondial. Elles ont tout juste freiné la hausse de l’utilisation du fossile. Si on ne veut pas émettre de CO₂, ce qui est louable, captons le carbone aux cheminées des centrales au gaz. En tant qu’armateur, nous sommes capables de capter du CO₂, de le transporter et de le réinjecter dans des puits de pétrole et de gaz inutilisés. Mais à côté du renouvelable et des centrales au gaz, on aura besoin de nucléaire. En Belgique, il aurait fallu prolonger le maximum de réacteurs possible et construire de nouvelles centrales nucléaires. Et là, je parle contre mon business qui est de transporter du gaz.
En France, le coût de la centrale nucléaire de Flamanville est passé de 3,5 à 19 milliards d’euros. Le chantier a plus de dix ans de retard. Peut-on vraiment compter sur le nouveau nucléaire ?
Il y a eu des dépassements de délais et de budget, mais c’est dû à une réglementation trop stricte. En Europe, nous sommes les champions pour ajouter des couches de réglementation supplémentaires et rendre le business de plus en plus compliqué. Nous devrions peut-être nous faire livrer nos centrales nucléaires par les Chinois. Mais je doute que ce soit possible dans les circonstances géopolitiques actuelles. En ce moment, les Chinois construisent 55 ou 56 nouvelles unités nucléaires. Avec l’effet de répétition, ils sont beaucoup moins chers. En Europe, il n’y a que trois réacteurs en construction, il n’y a pas cet effet de répétition.
Comment allons-nous sortir de cette crise énergétique ?
Il n'y a jamais eu autant d'énergie disponible, mais certaines décisions politiques ont provoqué cette pénurie temporaire. L'Allemagne, par exemple, a choisi de sortir du nucléaire. C'est son droit, mais est-ce bien malin alors que les Néerlandais et les Français ont des centrales nucléaires aux frontières avec l'Allemagne ? L'Europe s'est mise de façon volontaire dans cette situation de pénurie. Nous avons été greenwashés durant des décennies sur les énergies renouvelables. Je les adore car elles sont le partenaire du gaz. Mais à côté du renouvelable, il faut des centrales au gaz car on ne sait jamais s'il y aura du vent et du soleil. On ne peut donc pas compter sur les énergies renouvelables.
De nombreux experts voient pourtant l’énergie éolienne et solaire comme un bon moyen pour décarboner nos sociétés…
L’éolien et le photovoltaïque font partie de la solution. Il faut continuer à investir dans ces technologies. Mais jamais la Belgique ne pourra satisfaire l’entièreté de ses besoins avec le renouvelable. Le soleil est la plus belle des énergies sur notre planète. Mais c’est un mensonge de dire qu’on sera neutre en CO₂ en 2050, c’est une conversation de gosses de riches. En dehors de l’Europe, personne ne parle de ça. En Chine, ils construisent de nouvelles centrales électriques au charbon.
Vous oubliez les accords de Paris sur le climat…
Sous Trump, les émissions américaines de CO₂ ont diminué grâce au remplacement du charbon par le gaz. Ils y sont arrivés grâce au gaz de schiste, sans effort. Or, il y a assez de gaz pour tenir 800 ans.
Mais on va devoir laisser une bonne partie des réserves de gaz sous terre pour atteindre la neutralité carbone.
Non, car on peut capter le CO₂ émis lors de la combustion du gaz. Cette molécule est la plus présente sur Terre. Est-elle si mauvaise ? Nous sommes 7,7 milliards d’êtres humains et on arrivera rapidement à 9 milliards. Nous allons donc continuer à émettre du CO₂ qu’il faudra capturer.
L’Europe pourra-t-elle réduire de 2/3 sa dépendance au gaz russe d’ici la fin d’année ?
Hors de Russie, il y a assez de gaz. Mais il y a plein de problèmes de logistique à régler pour l’amener en Europe. Il faut porter le gaz à -163 degrés pour le liquéfier et permettre son transport par bateaux. Ensuite, il faut des infrastructures de regazéification à l’arrivée pour injecter le gaz dans le réseau.
Est-ce possible de gérer ces problèmes d’infrastructures ?
Nous avons signé un contrat avec Gasunie, le Fluxys néerlandais, en vue de leur fournir une barge de regazéification. Elle pourra être livrée pour le mois de juillet. Grâce à cette infrastructure, les Pays-Bas pourront accueillir 60 navires de GNL supplémentaires sur une année, soit 6 milliards de mètres cubes de gaz, ce qui représente 17 % de la consommation annuelle aux Pays-Bas. Et nous sommes en contact avec d’autres pays, dont l’Allemagne, pour leur fournir ce type de barges. Si les permis suivent, nous pourrions livrer de nouvelles barges, encore à construire, avant la fin d’année. Mais il faut que les permis suivent et cela demande à être confirmé.
La Belgique fait partie des pays qui veulent plafonner le prix du gaz. Qu’en pensez-vous ?
Quand j’entends qu’on veut plafonner le prix du gaz, je me dis que les politiciens sont devenus communistes. Comment mettre un plafond sur une commodité mondiale ? Qui va accepter de vendre en dessous du prix du marché pour respecter ce plafond ? Les gouvernements peuvent décider de supprimer les taxes et les accises, mais pas de fixer le prix du marché.
"Je ne crois pas à l’hydrogène pour remplacer le fuel classique"
N’aviez-vous pas un projet de bateau propulsé à l’ammoniac ? Sera-t-il bientôt prêt ?
Nous sommes des armateurs et pas des constructeurs de moteurs. Mais il y a une logique écologique pour un navire de brûler dans son moteur la cargaison qu’il transporte. Exmar est le premier transporteur d’ammoniac au monde. Avoir un moteur qui peut brûler de l’ammoniac, surtout si c’est de l’ammoniac vert fabriqué à partir d’hydrogène, a du sens.
Idéalement, il faut consommer l’hydrogène là où on le produit. Transporter l’hydrogène complique la chaîne logistique.
Le moteur du bateau à ammoniac ne devrait pas exister avant 2025-2026. On est donc encore un peu dans la science-fiction. Mais nous suivons ce projet de très près et nous avons participé à des études avec les producteurs de moteurs. Avant d’y arriver, il faudra quand même attendre une demi-décennie.
Le problème du transport GNL par rapport à un pipeline n’est-il pas d’être plus polluant ?
Oui, mais c’est moins polluant qu’avant. Il y a plus ou moins 600 méthaniers actuellement dans le monde. Un méthanier, qui coûte aujourd’hui environ 220 millions de dollars, a une capacité de transport d’environ 80 000 tonnes. Ensuite, il utilise sa cargaison pour sa propre propulsion. Le gaz qui est dégagé lors du processus sert à faire avancer le bateau. Donc c’est presque neutre en termes de pollution, si ce n’est que du CO₂ est émis en brûlant le combustible. Mais il en émet nettement moins qu’en brûlant du pétrole ou du charbon, environ 25 % en moins.
Dans quelle mesure votre business model s’adapte-t-il aux nouvelles exigences écologiques ?
Nous suivons tout ce qui concerne les nouvelles énergies. Nous avons des projets de développement d’éoliennes flottantes mais cela coûtera cher car il faut construire la plateforme. Nous sommes attentifs également sur tout ce qui est hydrogène et sa transformation. Mais la quantité d’hydrogène nécessaire est telle que je n’y crois pas comme remplacement au fuel classique.
Ce qu’il faut faire - et la jeune génération l’a bien compris - c’est consommer moins. Il faut aussi davantage mettre l’accent sur l’isolation. Le monde industriel y arrivera.
Vous ne croyez donc pas à l’hydrogène qui est pourtant poussé par l’Europe ?
En effet, je n’y crois pas trop. C’est vrai que l’hydrogène est le plus beau produit qui existe. C’est le Graal puisque le déchet qu’il produit c’est… de l’eau. Mais pour se chauffer, cela coûte moins cher de brûler des sacs Hermès ou Louis Vuitton dans sa cheminée que d’utiliser de l’hydrogène !
Êtes-vous optimiste pour Exmar, après ces dernières années difficiles ?
En effet, j’ai connu les sept pires années de ma vie. La société a deux barges, représentant un demi-milliard d’euros d’investissement, dont les contrats ont été annulés. Une indemnité (de la part des contreparties qui ont annulé le contrat, NdlR) a été perçue - on parle de 200 millions de dollars - mais les deux barges sont toujours là avec les coûts que cela représente.
Aujourd’hui nous sommes très heureux d’avoir signé un contrat pour l’une d’entre elle. De plus, c’est un projet Benelux dans lequel une société belge, en l’occurrence Exmar, aide une société néerlandaise, Gasunie, pour l’approvisionnement de gaz en Europe de l’Ouest. Pour l’autre barge utilisée pour la liquéfaction, nous sommes en train de discuter avec d’éventuels partenaires pour un contrat à terme. Enfin, Exmar bénéficie tout de même de fondamentaux positifs, en particulier le très haut niveau du prix du gaz.