Paradis fiscaux : la Cour des comptes pointe d'énormes lacunes dans les contrôles
Les sociétés belges doivent déclarer leurs paiements vers les paradis fiscaux. Un audit très sévère de la Cour des comptes pointe de grosses lacunes dans les contrôles.
Publié le 21-09-2022 à 18h49 - Mis à jour le 14-10-2022 à 11h30
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"On n'attrape rien du tout, le rendement est presque nul". Ces mots très durs émanent de Rudi Moens, conseiller à la Cour des comptes. Lui et trois de ses collègues ont été auditionnés, ce mercredi, en commission Finances de la Chambre.
Cette audition a eu lieu alors que la Cour des comptes a rendu un avis particulièrement critique sur les contrôles fiscaux effectués dans le cadre de la loi sur les paiements vers les paradis fiscaux. Depuis le 1er janvier 2010, les sociétés belges doivent en effet déclarer les paiements qu’elles effectuent vers des paradis fiscaux, lorsque ceux-ci atteignent un total annuel de plus de 100 000 euros. Cette obligation est censée contribuer à la lutte contre la fraude fiscale internationale.
Les montants en jeu sont considérables. En 2020, 265 milliards d'euros de versements vers les paradis fiscaux ont été déclarés spontanément par 843 entreprises. Cela représente plus de 50 % du PIB belge. Précisons d'emblée que ces montants ne correspondent pas forcément à de la fraude et/ou à de l'évasion fiscales. En effet, il peut y avoir des raisons légitimes de verser de l'argent à une entité établie dans un paradis fiscal. Mais, vu "les montants énormes" en jeu, un petit pourcentage de fraude pourrait représenter "un gros impact budgétaire", estime Rudi Moens.
Cet argent n’a cependant pas encore pris la direction du Trésor belge. En effet, l’audit de la Cour des comptes a révélé la faible qualité des contrôles effectués par l’administration fiscale. Et cela tant en raison de la faiblesse de la législation, qu’en raison de la mauvaise organisation du fisc.
Trous dans la législation
Commençons par les "trous" dans la législation. Pour qu’un paiement vers un paradis fiscal soit déductible fiscalement, la société belge doit prouver que la transaction revêt un caractère "réel" et "sincère". En gros, le paiement vers le paradis fiscal doit correspondre à l’achat de biens ou de services, facturés aux conditions normales du marché.
Plus précisément, la loi prévoit qu'il faut rejeter les paiements vers des "constructions artificielles". Le problème, selon la Cour des comptes, réside dans la définition d'une construction artificielle. La loi précise qu'une construction est artificielle lorsqu'elle a été créée dans le but d'éluder l'impôt en Belgique. Or, selon la Cour des comptes, il est "improbable" qu'une société établie dans un paradis fiscal soit créée uniquement dans le but de permettre à la société belge d'éviter l'impôt chez nous. Du moins, si la société belge ne fait pas partie du même groupe multinational que l'entité établie dans le paradis fiscal. Ils arrivent donc que des paiements vers une société "non liée" soient automatiquement validés par le fisc, sur la base de cette formulation dans la loi. "Certains contrôleurs fiscaux partent du principe qu'il n'y a pas de volonté d'éluder l'impôt lorsque le bénéficiaire du paiement ne fait pas partie du même groupe multinational", a expliqué Rudi Moens.
Les Émirats, le plus gros paradis fiscal, exemptés ?
Par ailleurs, l'obligation de déclaration peut potentiellement être contournée si le paradis fiscal a signé un traité fiscal avec notre pays. Or une importante convention a été conclue entre la Belgique et les Émirats arabes unis, le paradis fiscal le plus important pour les sociétés belges. Il se peut donc que certaines sociétés belges ne déclarent pas leurs paiements vers Dubaï, en s'appuyant sur cette convention. "Dubaï représente environ 60 % de toutes les déclarations de paiements à destination des paradis fiscaux, a ajouté Rudi Moens. Cela ne suscite pas d'attention particulière du fisc, nous le regrettons".
En dehors de la législation défaillante, la Cour des comptes a pointé de grosses lacunes dans l'organisation des contrôles par le fisc. Le gros point noir réside dans le fait que les contrôles se focalisent sur les entreprises qui s'acquittent de leur obligation de déclaration. Celles qui ne déclarent pas leurs paiements vers les paradis fiscaux ne sont "presque jamais" inquiétées… "Ceux qui ne déclarent pas sont hors radar", a résumé un auditeur de la Cour des comptes. Résultat, les bons élèves risquent davantage d'être contrôlés. À ce jour, une seule entreprise n'ayant déclaré aucun paiement aurait été inquiétée, selon l'audit de la Cour des comptes.
Peu de contrôles pour les déclarants
À côté de ce trou immense, la Cour des comptes a pointé le manque d’uniformité et le faible rendement du contrôle des entreprises qui jouent le jeu. Ainsi, seuls 54 dossiers ont été examinés par le fisc sur les "dizaines de milliers de données" complétées par les entreprises. Parmi ces 54 dossiers, seuls dix se sont avérés productifs. Et encore, le rendement pourrait diminuer en raison des recours en justice.
Par ailleurs, l'audit a mis en lumière le manque de connaissances des contrôleurs en matière de prix de transferts. De quoi s'agit-il ? Les différentes entités d'une multinationale sont amenées à s'échanger des biens et services entre elles. Mais la surfacturation de certains services peut être utilisée pour déplacer artificiellement des profits d'une entité vers une autre (où les bénéfices sont moins taxés). On parle ici de manipulation des prix de transferts, à des fins d'évasion fiscale. Pour lutter contre cela, les agents du fisc doivent vérifier que les prix de transferts sont conformes aux prix du marché. Mais cette vérification n'aurait pas souvent lieu… "Il n'y a quasiment pas de contrôles sur les prix de transferts", a déclaré Rudi Moens. Il est vrai qu'il s'agit d'une matière très complexe, qui est gérée par une cellule spécialisée au sein de l'administration fiscale. Or, cette cellule n'est quasiment pas intervenue dans les dossiers audités…
L'audit a aussi montré d'autres lacunes assez étonnantes. Ainsi, une éventuelle manipulation des prix de transferts ne peut exister qu'au sein d'entités appartenant à un même groupe multinational. Or certains dossiers avaient été écartés parce que les contrôleurs du fisc n'avaient pas établi de liens entre différentes entités. "Notre team d'audit a vérifié lui-même certaines choses, a expliqué Rudi Moens. Et nous avons directement détecté des sociétés dont nous pensions qu'elles étaient liées. Il y avait des indices en ce sens, et le fisc ne les avait pas sélectionnées".
Enfin, il est apparu que l'acceptation des preuves diffère fortement d'un contrôleur à l'autre. "Certains ne contrôlent pas du tout les preuves, a expliqué un auditeur. Pour d'autres, toutes les preuves conviennent, tandis que d'autres sont plus stricts".
Une solution existe
Selon les auditeurs de la Cour des comptes, une solution existe pour attraper les sociétés qui ne s’acquittent pas de leur obligation de déclarer leurs paiements vers les paradis fiscaux. Il s’agit de croiser les données bancaires ou comptables avec la déclaration fiscale des entreprises. Ainsi, les données bancaires pourraient révéler un paiement qui n’a pas été déclaré. Cet outil existe dans certains bureaux de contrôle fiscal, mais pas tous.