Le "Made in Europe" est-il possible ? "Il va falloir améliorer la qualité de notre système éducatif"
Libre Eco week-end | Le dossier. La relocalisation, plus facile à dire qu'à faire ? Au-delà des beaux discours, quelles sont les cartes en main pour que l'Europe puisse agir dans la "nouvelle mondialisation" ?
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Publié le 27-01-2023 à 14h05
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Covid-19, blocage du canal de Suez par un simple bateau et guerre en Ukraine. Trois crises en une poignée d’années qui ont mis une claque à la face du monde. Et si la mondialisation avait des limites ? Depuis, les discours politiques sur les relocalisations industrielles et technologiques fleurissent. Mais au-delà des belles paroles, est-ce possible, souhaitable et finançable ? On fait le point.
1. L’Europe peut-elle être compétitive ?
C'est la grosse question. L'Europe souffre parfois d'un complexe d'infériorité. Mais, selon Thomas Dermine, secrétaire d'État à la relance, les mots "politique industrielle" ne sonnent désormais plus comme "un gros mot", ce qui n'était pas le cas il y a encore quelques années. L'Union prendrait conscience qu'il est temps d'agir et qu'elle en a les moyens. Elle peut utiliser le poids de son marché pour forcer le rapatriement de certaines productions sur son territoire ou l'installation de filiales internationales en guise de sésame pour pénétrer le marché européen. Et si l'Europe manque de ressources naturelles et se vide de son gaz, comment assurer une compétitivité d'un secteur industriel énergivore ?
La crise actuelle est une claque qui a sonné la fin de la mondialisation heureuse et a montré ses limites.
En proposant un mécanisme d'ajustement carbone aux frontières - injustement parfois appelé "taxe carbone" -, comme l'a fait la Commission européenne, et en taxant davantage toutes les importations. "La crise actuelle est une claque qui a sonné la fin de la mondialisation heureuse et a montré ses limites", commente-t-il par ailleurs. "La question environnementale pèse de plus en plus. Pour toute une série de biens, si l'on prend en compte le coût du carbone du transport, si on taxe le fuel, le fret aérien, etc., l'équation économique va changer. De facto, on redonne un gain de compétitivité aux secteurs industriels en Europe", avance encore Thomas Dermine.
2. L’Europe, "l’idiot du village" du libéralisme ?
Faut-il donc être davantage protectionniste pour favoriser les relocalisations et l'industrie européenne ? "Il faut regarder ce que les Américains font depuis vingt ans dans le secteur de l'acier ou du verre. Ils sont hyper-protectionnistes", avance Thomas Dermine. "L'Inflation Reduction Act américain, c'est du protectionnisme de certains marchés. Je suis surpris chaque fois qu'en Europe, depuis très longtemps, on est plus libéraux que les Américains sur le commerce extérieur et notre politique industrielle", renchérit-il. "Mais depuis le Covid, il y a une forme de retour à la préférence nationale. On a redécouvert l'importance de fabriquer les choses chez soi. On l'a vu dans le secteur médical, mais aussi dans le secteur automobile, où les constructeurs européens sont passés après les autres pour obtenir leurs pièces, et ont perdu des marchés", précise-t-il.
Un point de vue visiblement partagé par Eric Dor, directeur des Études Économiques de l'IESEG School of Management (Paris et Lille). "L'Europe a été l'idiot du village pendant des années", caricature-t-il. "Les États-Unis ne se gênent pas pour mettre des mesures extrêmement protectionnistes. Désormais, les responsables politiques européens se dirigent vers plus d'interventionnisme", ajoute-t-il.
3. Le rôle des marchés publics
Pour maintenir la volonté de relocalisation, certains en appellent à nationaliser, voire renationaliser certaines entreprises actives dans des secteurs stratégiques. "En Belgique, on a vendu nos grands groupes, nos banques… Désormais, de facto, on réinjecte de l'argent public, comme dans les centrales nucléaires, et on reprend une position dans certains acteurs. Il faut différencier l'État dans son rôle d'actionnaire, qui peut donner une impulsion stratégique, et la gestion pure. Celle-ci peut justement rester indépendante, basée sur des critères d'efficacité comme dans le privé", avance le secrétaire d'État. Un mix privé-public idéal, donc.
Quels sont les secteurs clés pour la Belgique d’ailleurs, au-delà de la pharma ? Selon le secrétaire d’État, il y a l’acier, la cimenterie, l’aéronautique, le verre et, surtout, la transition énergétique. Car c’est là que la croissance à venir devrait être forte, avec de la création d’emplois à la clé. Il y a une carte à jouer pour les entreprises belges.
Enfin, pour les marchés publics, ce dernier plaide pour une pondération moindre du critère "prix" et plus forte de celui pour la "sécurité d'approvisionnement" dans les appels d'offres. Une prime à l'achat local, en quelque sorte, ce qui consoliderait les chaînes d'approvisionnement nationales, favoriserait les PME, essentielles au tissu économique, et ce sans se perdre en nouveaux incitants fiscaux coûteux. "Le prix ne doit plus être le critère principal", martèle Thomas Dermine.
4. Quid des salaires ? Et de l’indexation ?
Le coût de l'énergie en Europe est un frein aux relocalisations. L'Union pâtit du manque de ressources et de la guerre en Ukraine. Mais les coûts élevés des hydrocarbures favorisent également, en contrepartie, l'innovation et le développement des énergies renouvelables, vectrices d'emplois. L'autre frein, a priori, ce sont les salaires. "Le différentiel se réduit entre Europe et Chine", avance Thomas Dermine. S'il se réduit, il reste en moyenne important. "Mais la demande pour des salaires à la hausse est forte en Chine. Il y a un effet de rattrapage, et ce à l'échelle globale, même parmi les pays européens", avance-t-il, précisant que l'automatisation permet de réduire la part de la main-d'œuvre dans le calcul global des coûts, et de réduire cet aspect dans la concurrence. Mais l'indexation salariale automatique est-elle un frein pour la relocalisation en Belgique ? La question semble sensible, quoi qu'en dise le secrétaire d'État, qui assume être à l'aise avec la question. "Cela a permis de maintenir le pouvoir d'achat, donc permettre de maintenir la demande intérieure. C'est donc un tampon de sécurité pour les entreprises belges", avance-t-il, même si la Belgique est une économie très ouverte où l'argent dépensé ne finit pas forcément dans les poches des entreprises belges.
Le problème c'est qu'on veut faire croire qu'un même costume convient à tous.
Pour Eric Dor, cette indexation aurait dû être aménagée temporairement, étant donné le choc externe exceptionnel et le niveau d'inflation. "Mais il y a une impasse politique. Le problème c'est qu'on veut faire croire qu'un même costume convient à tous", glisse-t-il de manière imagée. Pour lui, un lissage temporaire et une limite de l'indexation à un certain niveau de revenus auraient été souhaitables pour la Belgique et, par-là, pour son activité économique et les mouvements de relocalisations.
5. Enseignement et savoir-faire en péril ?
Quand on parle de relocalisation en Belgique ou de maintien des industries, on parle beaucoup de compétences et de savoir-faire. Ce qu'a signalé Pfizer d'ailleurs lors de l'annonce de son investissement de 1,2 milliard d'euros sur son site de Puurs. Technologies et pharma, les politiques belges se félicitent de la bonne santé du secteur en Belgique. Mais ce savoir-faire est soumis à une concurrence accrue également dans le monde. Pour Bertrand Candélon, professeur à la Louvain School of Management, c'est le gros point noir à la relocalisation à moyen et long terme. "Vous avez vu les classements Pisa ? On parle du pacte d'excellence parce que le niveau devient catastrophique", lâche-t-il, pessimiste. "Il faut prioriser les filières à haute valeur ajoutée pour relocaliser, prioriser celles où on a des avantages compétitifs. Mais il va falloir améliorer la qualité de notre système éducatif", affirme-t-il.
6. L’oubli des crises et le facteur prix
Enfin, le plus gros frein à la relocalisation, c'est peut-être "les bonnes vieilles habitudes". À tous les niveaux : États, entreprises, citoyens. La tendance à oublier les crises, à opter pour "le moins cher", surtout en période où les portefeuilles s'assèchent, est difficile à gommer. "On l'a vu pour les masques. Certains hôpitaux, qui avaient opté pour les masques produits en Wallonie, se sont finalement déjà redirigés vers des producteurs chinois, car leurs budgets sont sous pression", reconnaît avec regret le secrétaire d'État. C'est pour cela que les marchés publics et l'État en tant qu'actionnaire ont un rôle à jouer, en plus de la responsabilité du consommateur final. Mais pourra-t-on réellement se détacher du curseur "prix" ?
Enfin, la relocalisation pourrait pousser l’inflation générale à la hausse. Mais reste à voir si l’inflation actuelle extrêmement élevée est conjoncturelle, donc temporaire, ou plus structurelle. S’il est trop tôt pour le dire, la question de la sécurité des chaînes d’approvisionnement et de la disponibilité des sources d’énergie ne sont pas réglées, et ne le seront pas comme par magie.