Devoir de vigilance : "Il faut empêcher les multinationales de se cacher derrière leurs fournisseurs, sous-traitants ou filiales"
A l’issue d’un vote à suspense, le Parlement européen a adopté sa position, plus ambitieuse que la proposition de la Commission, sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité. Les négociations avec les États membres vont s'ouvrir.
- Publié le 01-06-2023 à 19h45
- Mis à jour le 02-06-2023 à 11h27
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La satisfaction le disputait-elle au soulagement, dans le chef de l’eurodéputée néerlandaise Lara Wolters (groupe des socialistes et démocrates), après que le Parlement européen a adopté son rapport sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité. Le texte, qui amende la proposition législative déposée en février 2022 par la Commission, a été approuvé par 366 voix pour, 225 contre et 38 abstentions. Il établit la façon dont les entreprises doivent intégrer le respect des droits humains et de l’environnement dans leur gouvernance.
Elles devront identifier et prévenir les cas d’esclavage, d’exploitation des travailleurs ou de travail des enfants, de pollution, de dégradation de l’environnement et d’atteinte à la biodiversité. Mais elles seront aussi tenues d’agir pour mettre un terme aux activités nocives, ou du moins en atténuer leurs effets, et ce, sur toute la chaîne de production, fût-elle délocalisée hors d'Europe, notamment en Asie ou en Afrique. “Il s’agit de conduite des affaires, mais c’est aussi essentiel pour les travailleurs dans l’Union et en dehors. Cette directive présente aussi notre position en matière de mondialisation, d’échanges commerciaux, de durabilité, de responsabilité dans les investissements. C’est un projet majeur qui ne pouvait pas échouer”, a insisté Lara Wolters.
Incertitudes sur l’issue du vote
L’issue du vote n’en était pas moins très incertaine. Un consensus politique allant de la Gauche aux conservateurs du Parti populaire européen en passant par le groupe des socialistes et démocrates (S&D), les Verts et les libéraux de Renew, avait pourtant été dégagé sur le rapport Wolters, le 25 avril dernier, en commission des Affaires juridiques du Parlement européen. Mais comme le faisait observer jeudi matin à La Libre Marion Aubry, rapporteuse fictive pour la Gauche, “ça s’est retourné entre-temps, sous l’effet de la mobilisation des lobbies. L’eurodéputée chrétienne-démocrate allemande Angelika Niebler a déposé une série d’amendements qui vident le texte de sa substance”.
Cette tension explique l’émotion qui imprégnait les interventions de plusieurs députés, la veille, lors du débat sur le sujet. Celui-ci suivait une autre discussion en plénière, consacrée au dixième anniversaire de la catastrophe de Rana Plaza, survenue au Bangladesh. Les murs de l’immeuble de huit étages qui abritait des ateliers de confection fournissant des enseignes européennes présentaient d’importantes fissures. Il s’est effondré, entraînant la mort de plus 1100 ouvriers. Certaines des victimes “ne voulaient pas entrer dans le bâtiment mais l’ont fait sous la menace. Ce n’est pas la seule catastrophe due à l’avidité. Cela se produit parce qu’on ferme les yeux”, a plaidé Lara Wolters.

Le Français Raphaël Glucksmann (groupe des socialistes et démocrates) a quant à lui brandi à la tribune un test de grossesse, extrait d'une boîte dans laquelle il y avait "une lettre, un appel à l'aide d'un prisonnier chinois, forcé de fabriquer des produits qu'on retrouve dans une pharmacie à Paris".
Pas de quoi convaincre le Slovaque Stefanec, dont les propos traduisaient une opinion largement partagée dans les rangs du PPE : “Nous ne pouvons pas imposer le respect des droits de l’homme en augmentant la bureaucratie qui est déjà très lourde pour les entreprises”. Les Conservateurs et réformistes européens étaient également opposés au texte, tout comme le groupe d’extrême droite Identité et démocratie, contre lequel ils ont voté. Plus de nonante élus du PPE en ont fait de même, tandis qu’une dizaine se sont abstenus (mais les Belges Arimont, Lutgen, Franssen et Vandenkendelaere ont voté pour).
Quel est le champ d’application du texte ?
”La position du Parlement est plus ambitieuse que la proposition de la Commission”, souligne Manon Aubry. Le Parlement européen propose que la directive sur le devoir de vigilance s'applique aux entreprises établies dans l’Union, à partir du moment où elles comptent plus de 250 salariés (et non plus 500 comme le proposait la Commission) et réalisent un chiffre d’affaires mondial supérieur à 40 millions d’euros. Le champ d’application s’étend aussi aux sociétés mères comptant plus de 500 salariés et réalisant un chiffre d’affaires de plus de 150 millions d’euros.
Plusieurs pays de l'Union européenne, dont la France et l'Allemagne; ont déjà adopté des législations relatives au devoir de vigilance, mais la directive européenne, plus ambitieuse, fera en sorte que tout le monde soit sur un pied d'égalité. “C’est important pour les entreprises de savoir ce qu’elles doivent faire, mais aussi d’être certaines que leurs concurrents sont soumis au même régime”, a souligné Lara Wolters. Les règles s’appliqueront donc aussi aux entreprises de pays tiers dont le chiffre d’affaires est supérieur à 150 millions d’euros, si au moins 40 millions d’euros ont été réalisés dans l’UE.
Par ailleurs, le Parlement européen inclut les services financiers, qui ne l’étaient pas dans la proposition de la Commission, et ne le sont pas dans la position de négociation des Vingt-sept. Les petites et moyennes entreprises, en revanche, ne sont pas concernées.
Le moment est venu de rendre les multinationales comptables des destructions environnementales et violations des droits humains commises sur les chaînes de valeurs et de les empêcher de se cacher derrière leurs fournisseurs, leurs sous-traitants ou leur filiale.”
Le Parlement européen insiste pour que le devoir de vigilance s’exerce sur toute la chaîne de valeurs : les entreprises concernées par la directive doivent veiller à l’impact des activités de leurs partenaires commerciaux, aussi bien les fournisseurs que ceux qui s’occupent de la gestion des déchets, du stockage, du transport, de la vente, de la distribution, etc. “Il faut empêcher les entreprises multinationales de se cacher derrière leurs fournisseurs, leurs sous-traitants ou leur filiale”, défend Raphaël Glucksmann.
Des objectifs climatiques pour les grands patrons
Le texte approuvé par le Parlement comprend des éléments qui ne se trouvaient pas dans la proposition de la Commission. Ainsi, les eurodéputés attendent des entreprises qu’elles mettent en œuvre un plan de transition pour limiter le réchauffement climatique à 1,5°C. Le Parlement va jusqu’à suggérer que dans les grandes entreprises de plus de 1 000 salariés, la réalisation (ou non) de cet objectif ait des répercussions sur la rémunération variable des administrateurs.
Lourdes sanctions pour les contrevenants
Le texte sera d’application trois ou quatre ans après son adoption, selon la taille des entreprises. Les sanctions prévues pour les entreprises qui ne rempliraient pas leurs obligations sont sérieuses. L’arsenal comprend la dénonciation publique des entreprises en défaut, la possibilité de retirer leurs produits du marché européen et une sanction financière qui peut aller jusqu’à 5 % du chiffre d’affaires mondial de l’entreprise concernée. Les entreprises non-européennes qui ne respecteraient pas les règles risquent, en plus, d’être exclues des marchés publics européens.
La possibilité pour les plaignants d’aller en justice
Le texte offre aux victimes la possibilité d’aller en justice. “Sans accès à la justice cette législation ne serait qu’un tigre de papier”, déclarait mercredi la Finlandaise Heidi Hautala, rapporteuse fictive des Verts. “Pour la première fois, toutes les victimes, partout dans le monde, seront capables d’aller en justice pour traduire une entreprise devant une cour européenne parce qu’elle a violé les droits humains ou créé des dommages quelque part sur la chaîne de l’environnement”, se félicitait jeudi Manon Aubry.
En revanche, pour que le texte puisse être adopté, l’aile gauche du Parlement européen a dû accepter que la charge de la preuve d’un préjudice repose sur le plaignant, et non sur l’entreprise.
Négociations tendues en vue avec le Conseil
À présent que le Parlement a arrêté sa position, il va entamer les négociations avec le Conseil, l’institution des États membres, pour trouver un compromis en vue de l’adoption de la directive. Le premier trilogue, avec la Commission dans le rôle de médiateur, devrait se tenir la semaine prochaine, mais il ne suffira pas à rapprocher les positions.