Décarbonation de l’aviation, un exercice de "relations publiques" ? “Les gouvernements doivent bannir les explorations d’énergie fossile”
Le patron de Qatar Airways lance un pavé dans la mare en affirmant que le secteur aérien n’arrivera pas à atteindre ses objectifs climatiques. Selon l’Iata, il faudra 5 000 milliards de dollars pour décarboner les avions d'ici 2050. “L’argent est là, mais les gouvernements doivent faire des choix.”
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- Publié le 07-06-2023 à 09h01
- Mis à jour le 07-06-2023 à 11h14
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C’était il y a moins de deux ans. En octobre 2021, les 290 compagnies aériennes membres de l’association internationale du transport aérien (Iata) s’engageaient à atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. Un objectif audacieux quand on sait que le secteur est sans doute l’un des plus difficiles à dépolluer.
Moins de 700 jours après cette déclaration enthousiaste, le souffle est déjà retombé chez certains. Depuis Istanbul, où a lieu l’assemblée générale de l’Iata, le patron de Qatar Airways, Akbar Al Baker, qualifie cet objectif “d’exercice de relations publiques” du secteur. “Ne nous leurrons pas. Nous n’allons même pas atteindre les objectifs pour 2030”, a annoncé le Qatari devant une audience médusée. Selon M. Al Baker, ce sont surtout les différents gouvernements “qui vont se servir de cet objectif pour se remplir les poches en imposant des taxes”.
Le pic d’émissions des avions sera atteint dans les années 2030
Comment expliquer cette sortie du patron de l’une des principales compagnies au monde ? Le nerf de la guerre se trouve dans le carburant durable : il est fondamental dans ce processus de décarbonation, puisque le secteur compte sur ce kérosène vert pour fournir 62 % de l’atténuation des émissions de carbone nécessaire en 2050. Le problème ? Il est, à l’heure actuelle, produit en quantité “ridicule” à travers le monde et coûte près de trois fois plus cher que le kérosène classique.
”Nous sommes plus que demandeurs du carburant durable”, explique Willie Walsh, le directeur de l’Iata. “Chaque année, les compagnies aériennes utilisent jusqu’à la dernière goutte de kérosène vert disponible.” On mesure le défi à relever. En 2022, 300 millions de litres de carburant vert ont été produits à travers le monde, soit moins de 1 % de la consommation totale du secteur. Il faudrait arriver à une production de 100 milliards de litres d’ici 2030 pour respecter la trajectoire zéro carbone en 2050.
Chaque année, les compagnies aériennes utilisent jusqu’à la dernière goutte de kérosène vert disponible.
C’est aussi lors de la prochaine décennie que le pic des émissions de CO₂ de l’aviation devrait être atteint pour diminuer “de manière continue” par après. Le cercle vertueux serait alors enclenché : une production massive de kérosène vert le rendrait beaucoup plus attractif financièrement pour les compagnies aériennes.
La politique “anti-aviation” de l’Europe
Le temps presse donc. “Quand on sait qu’il faut entre trois et cinq ans entre l’annonce d’un projet de production et la commercialisation du kérosène durable, il est plus que temps de s’y mettre”, abonde Willie Walsh qui tacle la “politique anti-aviation” de l’Europe. “On devrait s’inspirer des États-Unis qui offrent des incitations aux projets de production de carburant durable plutôt que taxer et obliger comme le fait l’Union européenne”, s’insurge l’Irlandais. “Les gens ont fait l’expérience du rôle des gouvernements dans la transition vers les énergies vertes pour l’électricité. Ils s’attendent maintenant à ce qu’il en soit de même pour le carburant durable.”
Quand on sait qu’il faut entre trois et cinq ans entre l’annonce d’un projet de production et la commercialisation du kérosène durable, il est plus que temps de s’y mettre.
Car la décarbonation va coûter cher. L’Iata estime qu’il faudra 5 000 milliards de dollars à l’aviation – dont deux tiers seraient financés par le privé – pour atteindre l’objectif de neutralité carbone en 2050. “Cela reste trois fois moins que l’argent investi dans l’exploration de nouveaux projets de gaz et de pétrole”, relativise Marie Owens Thomsen, la cheffe économiste de l’Iata. L’année dernière, les subventions aux énergies fossiles ont ainsi battu tous les records, avec 1 000 milliards de dollars investis à travers le monde. Il est vrai que la situation était particulière : avec la guerre en Ukraine, de nombreux pays ont cherché des alternatives rapides au gaz russe.
L’argent est là, c’est aux politiques de faire leurs choix, selon la Suédoise. “Il faut d’une manière ou d’une autre rendre la production d’énergie fossile non attractive. Sans cela, il sera impossible d’atteindre nos objectifs climatiques.” Selon l’économiste, le recours au pétrole doit “s’arrêter un jour”. Et autant essayer de s’en passer le plus rapidement possible. “Les gouvernements devraient bannir les explorations fossiles et il y aurait beaucoup plus d’argent disponible pour soutenir des projets d’énergie durable.”
Un discours qui passe mal dans les pays du Golfe
Mais Marie Owens Thomsen est consciente que ce discours passe mal dans certaines parties du monde. “L’intérêt des pays du Golfe, grands producteurs de pétrole et de gaz, est de maximiser leur retour sur investissement. Ils n’ont pas vraiment d’intérêt à explorer le carburant durable tant qu’ils peuvent continuer à engranger des profits records.” Ce qui expliquerait aussi la déclaration tonitruante du patron de Qatar Airways. “Évidemment si vous venez d’une région productrice d’énergie fossile, ce n’est pas une conversation facile. L’aviation est une industrie mondiale et on essaie d’écouter tout le monde, de trouver des compromis.” En économie, on appelle cela un “optimum de Pareto”, nous explique la cheffe économiste. “On ne trouve pas la meilleure solution, mais celle qui crée le moins de problèmes à tout le monde.”
La décroissance ? “C’est quelque chose pour les privilégiés en Europe”
Largement dans le rouge durant la période de Covid, les compagnies aériennes retrouvent des couleurs. Au niveau mondial, les transporteurs aériens devraient dégager, cette année, 9,8 milliards de dollars de bénéfice net – soit le double de ce qu’envisageait jusqu’alors l’Iata. Ce sont surtout les transporteurs nord-américains, européens et moyen-orientaux qui engrangent des bénéfices. La forte hausse du prix des billets d’avion (“nos passagers n’ont jamais dépensé autant d’argent”, dixit Carsten Spohr, le patron de Lufthansa) n’est sans doute pas étrangère à ces bons résultats. “Pour moi, une hausse des prix est une mauvaise chose, explique Marie Owens Thomsen, cheffe économiste de l’Iata. Il faut garder le transport aérien accessible à tout le monde”. Est-il possible de combiner croissance et objectifs climatiques ? Oui, selon l’économiste. “J’entends parler de décroissance. Mais c’est quelque chose pour les privilégiés en Europe. Les populations d’Afrique, d’Asie, d’Amérique du Sud, d’Australie… ont besoin du transport aérien. L’humanité doit garder une aviation et la rendre durable”.