Guerre, Covid, climat : comment faire face et mieux gérer les crises ?
Libre Eco week-end | Le Dossier. Six économistes francophones de renom ont planché sur cette question : comment rendre notre économie plus résiliente ?
Vincent Slits- Publié le 15-09-2023 à 13h24
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Crise du Covid, flambée des prix de l’énergie, rupture des approvisionnements, conséquences de la guerre en Ukraine, dérèglement climatique… Ces dernières années, l’économie mondiale a été confrontée à une succession de chocs externes extrêmement violents. Au point que certains se demandent si ce monde en crise(s) n’est pas en train de devenir notre nouvelle réalité, là où la globalisation et l’économie de marché étaient jusqu’ici présentées comme la meilleure garantie de croissance et donc d’amélioration de nos conditions de vie.
Mais alors comment muscler notre économie, lui permettre d’amortir de tels chocs, faire face à des risques imprévisibles, bref stimuler sa résilience pour reprendre un terme très à la mode ?
Six économistes francophones de renom (lire par ailleurs) - réunis pour la dixième année dans le cadre de l’Economic Prospective Club (EPC) sous la houlette de notre consœur Isabelle de Laminne - ont planché le temps d’un week-end sur cette question.
Objectif ? Au-delà de parcours et de sensibilité différents, déboucher sur un texte commun posant un certain nombre de constats mais apportant surtout des pistes de solution ou des idées de réformes pour développer - États, entreprises et citoyens - une culture plus efficace de la gestion de crise. Voici donc le fruit de cette réflexion.
Des pistes pour une meilleure gestion des crises
La construction de la résilience face aux crises doit s'envisager de façon pluridisciplinaire. Dans ce cadre, les économistes de l'EPC (Economic Prospective Club) proposent de décliner quelques pistes de réflexion dans le domaine économique à travers des exemples dans cinq secteurs. Ils envisagent aussi quelques mesures transversales.
1. Le secteur de l’agriculture
L'agriculture est un des sujets de préoccupation majeurs de ce groupe de réflexion. "La meilleure façon de renforcer la résilience de nos systèmes agricoles est d'encourager la diversification à la fois des cultures, des sols et des méthodes de production", estiment les membres de l'EPC. Le développement de banques de semences est aussi préconisé pour pouvoir faire face à divers chocs. "De même, nous appuyons la révision de la politique de subsides accordés à l'hectare, vers des considérations moins 'marchandisables'telles que les plantations de haies, la porosité des sols ou la diversification des cultures", ajoutent ces économistes. Parmi d'autres propositions, ils invitent aussi à prévoir un plan d'utilisation de l'eau en cas de sécheresse à l'instar du plan de délestage pour l'électricité.
2. Le secteur de l’aménagement du territoire
De nombreux accidents et catastrophes naturelles provoquent des dégâts sur le bâti en raison d'un aménagement du territoire inadéquat et des effets du dérèglement climatique. "Parmi les diverses initiatives de résilience, il y a urgence à envisager le verdissement des villes et la diminution de l'artificialisation des sols", estiment les intervenants. On pourrait également s'inspirer des Néerlandais en créant des zones de débordement des rivières en cas de risque d'inondations. L'indemnisation des perdants peut alors être envisagée sous forme d'enchères inversées où les vendeurs proposent un prix de vente qui va en décroissant.
"Et pourquoi ne pas imposer une certaine forme d'optionalité ou de substituabilité des immeubles de façon à ce que, par exemple, les nouvelles constructions de bureaux puissent être transformées facilement en logements ?", s'interrogent les économistes de l'EPC.
3. Le secteur de l’industrie
Concernant l’industrie, il convient, d’un point de vue économique, de bien définir les risques auxquels les entreprises sont exposées. Pour faire face à une éventuelle rupture dans la chaîne de production et aux pénuries, les entreprises doivent diversifier leurs sources d’approvisionnement et/ou se constituer des stocks suffisants.
"Mais cette prévention suppose cependant un choix entre l'efficacité à court terme et la prévoyance à long terme. En effet, la diversification des fournisseurs et la constitution de stocks entraînent des coûts qui pèseront sur les marges", font remarquer les économistes en présence.
Il est aussi nécessaire d’identifier les filières critiques dans une économie pour pouvoir réquisitionner, en cas de crise, certains outils de production. Le recyclage peut aussi être envisagé pour renforcer l’indépendance d’une économie vis-à-vis de sources extérieures.
4. Le secteur de la défense
En matière de défense et de sécurité, il est aussi question de diversification. La diversification (du matériel, des sources d'approvisionnement et des moyens de communication) serait une façon de se prémunir contre l'impact des crises dans les systèmes de défense. "Il est nécessaire de renforcer l'efficacité des dépenses de défense par une meilleure coopération européenne. Il faudrait également renforcer la politique en matière de renseignements tout en développant l'utilisation des techniques d'intelligence artificielle", proposent ces économistes parmi d'autres mesures.
5. Le secteur de la santé
En matière de santé, il y a également de nombreuses propositions qui sont avancées. "La crise du Covid-19 a montré la nécessité de constituer des stocks suffisants, de renforcer la flexibilité du système et de pouvoir mobiliser ou réquisitionner à la fois des lits (des lieux à affecter à cet effet) et des moyens de production. Il serait également utile de prévoir des plans de rationnement et des priorités dans les soins à donner en cas de grave crise sanitaire", suggèrent les membres de l'EPC. Prendre et renforcer les mesures pour diminuer les effets de la malbouffe, promouvoir la qualité de l'air et de l'environnement, développer des politiques de vaccination et de dépistages peut participer à la résilience de la population vis-à-vis d'une crise sanitaire.
Les économistes de l'EPC proposent également des mesures transversales dont certaines sont relatives aux revenus et subsides. "Dans l'analyse de la résilience, il convient aussi de s'interroger sur les vertus et effets néfastes de la globalisation", déclarent ces économistes.
Bios express de l’EPC
Étienne de Callataÿ est cofondateur et Chief Economist d’Orcadia Asset Management. Il est aussi chargé de cours invité à l’UNamur et à l’UCLouvain. Il a notamment travaillé à la Banque nationale de Belgique, au Fonds monétaire international et au cabinet du Premier ministre Jean-Luc Dehaene.
Estelle Cantillon est directrice de recherche FNRS et professeure d’Économie à l’ULB. Titulaire d’un doctorat de l’Université d’Harvard, elle a enseigné à l’Université de Yale, la Harvard Business School et la Harvard Kennedy School of Government.
Philippe Defeyt est président, cofondateur de l’Institut pour un développement durable. Il a été président du CPAS de Namur et vice-président de l’UCL et est l’auteur de nombreuses publications.
Olivier Lefebvre est docteur en économie et a enseigné à l’UCLouvain et à l’UNamur. Il a conduit de nombreuses réformes comme chef de cabinet du ministre des Finances, Philippe Maystadt, puis comme patron de la Bourse de Bruxelles, notamment en cofondant Euronext, premier marché boursier transfrontalier. Il est administrateur indépendant dans diverses entreprises et institutions.
Luc Leruth est chercheur associé à l’Université de Clermont-Auvergne. Il a travaillé au FMI à Washington et a été professeur à l’Université d’Essex, à l’ULg et membre du CORE (Center for operations research and econometrics, UCLouvain). Il est l’auteur de nombreuses publications scientifiques ainsi que de plusieurs romans.
Pierre Pestieau (UCL et Yale) a enseigné à l’Université de Cornell puis à l’Université de Liège. Il est, depuis 2008, professeur émérite. Il est membre du CORE et membre associé du PSE (Paris School of Economics). Ses principaux sujets d’intérêt sont l’économie publique, l’économie de la population et la sécurité sociale. Il a reçu le prix Francqui en 1989.