Moins de biens, plus de fonctionnalité !
Publié le 29-10-2018 à 13h39
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L’économie de la fonctionnalité est une voie prometteuse vers la soutenabilité. Mais sa mise en œuvre implique de profonds changements de pratiques.
Une chronique de différentes universitaires (voir la liste au bas de cet article)
Extraire-produire-consommer-jeter. Cet enchaînement, sur lequel repose en grande partie notre économie, est devenu insoutenable. La Région de Bruxelles-Capitale, dont le Programme Régional en Économie Circulaire (PREC) a été évalué ce 24 octobre, l’a bien compris : elle s’attèle depuis 2016 à développer sur son territoire une économie du « récupérer-produire-consommer-réemployer », une économie circulaire. Via sa plateforme « BeCircular », reconnu à l’échelle internationale, elle entend se positionner comme pionnière dans ce domaine.
Si l’économie circulaire a le vent en poupe depuis quelques années, l’économie de la fonctionnalité, par laquelle la vente d’un produit est remplacée par la mise à disposition de sa fonction, peine en revanche à se faire connaître alors même qu’elle est souvent reconnue comme un pilier de la circularité (à côté de l’écoconception, du recyclage etc.). Nul n’est besoin pourtant de chercher bien loin pour en trouver des exemples ! Quand vous empruntez un livre à la bibliothèque plutôt que de l’acheter, vous mettez en pratique – peut-être sans le savoir – un principe de fonctionnalité. Une fois votre livre lu et rendu, il pourra satisfaire les besoins d’un.e autre lecteur.rice.
Ce principe se retrouve chez des entreprises qui ont fait le choix de sortir d’une logique de vente de quantités croissantes d’objets à faible coût et de basse qualité, pour se diriger vers la mise à disposition de fonctions assurées par des biens ou services de qualité. Ainsi, plutôt que de vendre des vêtements pour enfants (dont l’usage est limité dans le temps), l’entreprise bruxelloise TaleMe fournit à ses abonnés les vêtements dont ils ont besoin pour une période de temps donnée, les récupère en échange d’autres vêtements, les nettoie, les assure contre d’éventuels dégâts, et les met à disposition d’autres clients. Ce faisant, la quantité de vêtements produite est plus faible (moindre impact écologique), mais leur usage est accru. Autre entreprise bruxelloise, MCB Atelier propose à ses clients des solutions d’aménagement originales pour les évènements, les magasins ou les théâtres. L’entreprise propose des structures modulaires en bois éco-conçues en Belgique, qu’elle récupère après usage, et réaménage pour les mettre à dispositions d’autres clients, pour d’autres usages. Ce principe se développe dans de nombreux secteurs et dans des organisations de tailles diverses, allant d’Usitoo ou Tournevie (« bibliothèques » bruxelloises respectivement d’objets et d’outillage) à Michelin (la multinationale du pneu vend à ses clients transporteurs des kilomètres parcourus et une gestion du poste pneumatique plutôt que des pneus).
Pour autant, toute pratique relevant d’un modèle d’affaires « fonctionnel » n’est pas nécessairement vertueuse écologiquement et socialement. Des cas comme Netflix ou Spotify sont ambigus car ils présentent des caractéristiques fonctionnelles (vente d’une « expérience » plutôt qu’un objet matériel comme un DVD) sans être pour autant soutenables (le streaming est très glouton en énergie). Louer une voiture ou un smartphone pour avoir un accès toujours plus rapide à la dernière technologie accélère la course technologique et peut même renforcer un certain consumérisme. Ainsi embrasser le modèle de la fonctionnalité sans y appliquer d’autres principes comme ceux de sobriété ou de suffisance (s’interroger sur ses besoins et consommer en conséquence) et sans penser son ancrage territorial présente le risque que le modèle se révèle insoutenable.
Si la fonctionnalité n’est pas automatiquement soutenable, elle constitue toutefois un élément incontournable des modèles économiques du futur. En imposant de repenser profondément les pratiques économiques, ce modèle est en effet bien plus ambitieux que les solutions relevant du « tout technologique » promettant qu’il suffira de consommer « autre chose » plutôt que moins et autrement. Mais elle implique des changements systémiques qui se heurtent à trois grandes familles d’obstacles.
Du côté des consommateurs, s’affranchir de la propriété requiert des changements de pratiques encore souvent difficiles à opérer. Les raisons en sont culturelles, psychologiques (« avoir, c’est être »), sociales (la consommation permet de se situer par rapport aux autres), hygiéniques (refus de porter des vêtements déjà portés, par exemple), ou encore pratiques (contraintes liées aux délais ou au lieu de remise des objets loués).
Du côté des producteurs, les freins sont au moins aussi importants : si l’idée est à la mode chez certains qui y voient avant tout une manière d’augmenter leur rentabilité, l’entreprise capitaliste contemporaine a encore souvent intérêt à accroître ses quantités produites et à pousser à la consommation. Il faut donc que le « logiciel » de cette dernière soit modifié de sorte à ce qu’elle soit intéressée à l’allongement de la durée de vie utile des produits qu’elle met à disposition de ses clients et finalement à la décroissance de ses quantités produites.
Du côté des acteurs publics enfin, beaucoup reste à faire pour lever les freins au déploiement de la fonctionnalité, que ceux-ci soient juridiques (marchés publics, droit des contrats etc.), financiers (par exemple donner accès à un financement bon marché pour les start-ups), cognitifs (informations liées à ce nouveau modèle, mise en avant de bonnes pratiques etc.), ou systémiques (mettre les acteurs concernés en contact, créer des arènes d’échange et de coopération). Un premier pas serait l’exemplarité du secteur public, en « achetant fonctionnel » autant que faire se peut.
L’économie de la fonctionnalité est donc un modèle prometteur mais à double tranchant : levier puissant de réduction des besoins matériels du système économique, il pourrait aussi conduire à davantage de consumérisme. Le modèle accompagnera et renforcera les nécessaires transitions sociales et écologiques pour autant que chaque acteur (citoyen, consommateur, pouvoirs publics, entreprise) joue son rôle relativement à l’identification de secteurs propices à plus de fonctionnalité, au déploiement de nouvelles pratiques de consommation authentiquement soutenables, et au soutien d’initiatives portées des entrepreneurs inspirés, dont la finalité première est de contribuer à la résilience de leur territoire.
Une chronique de : Géraldine Thiry (Chargée de cours en économie, ICHEC Brussels Management School geraldine.thiry@ichec.be), Kevin Maréchal (Chargé de cours en économie, Uliège), Coralie Muylaert (Chercheuse en économie, ICHEC Brussels Management School), Philippe Roman (Chercheur post-doctoral en économie, ICHEC Brussels Management School), Coline Ruwet (Chargée de cours en sociologie, ICHEC Brussels Management School), chercheurs dans le cadre du projet de recherche « Brufonctionnel » (financé par Innoviris et hébergé par l’ICHEC Brussels Management School)
