"Pour une protection des entreprises en difficulté à la hauteur de la crise"
Publié le 18-04-2020 à 10h00
La crise sanitaire a plongé bon nombre d’entreprises dans de graves difficultés financières. La plupart des États ont déployé, dans ce cadre, des outils énergiques de soutien au monde économique. La Belgique ne fait pas exception.
Une carte blanche co-signée par Alexia Autenne, professeure à l’UCLouvain et l’ULB, FNRS; Roman Aydogdu, professeur à l’ULiège, avocat; Florence George, professeure à l’UNamur, avocate; Frédéric Georges, professeur à l’ULiège, avocat; Nicholas Ouchinsky, assistant à l’ULB, avocat; Didier Van Caillie, professeur à HEC Liège, ULiège.
La crise sanitaire a plongé bon nombre d’entreprises dans de graves difficultés financières. La plupart des États ont déployé, dans ce cadre, des outils énergiques de soutien au monde économique. La Belgique ne fait pas exception. Parmi l’arsenal des mesures déployées ou envisagées, la protection des entreprises fragiles contre le recouvrement forcé de leurs dettes devrait prochainement voir le jour. En effet, un projet d’arrêté royal de pouvoirs spéciaux a été adopté pour immuniser les "entreprises dont la continuité est menacée par la pandémie et ses suites et qui n’étaient pas en état de cessation de paiement à la date du 18 mars 2020". Il s’agit d’octroyer à ces entreprises, pour quelques semaines, un sursis légal et automatique officiant comme bouclier contre les poursuites de leurs créanciers et contre la survenance de procédures d’insolvabilité à l’initiative de ces derniers. Le signal est celui du "cessez-le-feu", les entreprises étant souvent créancières et débitrices l’une de l’autre dans une économie marquée par la présence de nombreuses PME.
A l’estime des soussignés, un bon "cessez-le feu" implique le respect de plusieurs principes stratégiques. D’abord, il faut se doter de mesures fortes sur une courte période en vue de préserver la continuité opérationnelle immédiate d’entreprises dont la trésorerie est mise à mal. Ensuite, des mesures plus modérées doivent être déployées pour autonomiser les entreprises aidées. En outre, il faut éviter les effets d’aubaine ainsi que les contournements de la part d’opérateurs moins fragiles. En toute hypothèse, les coûts d’administration des mesures doivent être pris en considération.
Le bouclier imaginé par le Gouvernement
Sans devoir le demander en justice, les entreprises bénéficieront du sursis suivant :
Les entreprises menacées par la pandémie et qui n’étaient pas en état de faillite avant l’éclatement de la crise ne peuvent plus être contraintes à la faillite ou dissoutes judiciairement, à quelques rares exceptions ; la plupart des saisies sont prohibées.
Les délais de paiement obtenus précédemment dans un plan de réorganisation judiciaire sont prolongés ;
Il ne peut être mis fin aux contrats en cours en raison d’un défaut de paiement d’une dette d'argent par l’entreprise ;
Les effets de ce sursis, qui n’exonère pas l’entreprise de l’obligation de payer ses dettes exigibles, peuvent être levés par le président du tribunal de l’entreprise sur demande d’un créancier au terme d’une procédure rapide.
Un bouclier percé
Selon les signataires, certains aspects du projet pourraient être améliorés pour mieux atteindre les objectifs recherchés, tandis que d’autres en compromettent la réalisation.
En premier lieu, ce projet discrimine les créanciers de l’entreprise en difficulté. Ainsi, l’État et les banques sont favorisés aux dépens des opérateurs économiques. Le projet paralyse la plupart des saisies alors que la loi relative aux sûretés financières, qui permet la réalisation d’un gage portant sur l’argent sur trouvant sur les comptes bancaires de l’entreprise, est expressément rendue applicable. La trésorerie des entreprises pourrait également être épongée par la ‘compensation’ dont les banques et l’État sont les principaux bénéficiaires. Demeurent possibles les retenues fiscales et sociales ainsi que l’inscription d’hypothèques. L’impact sera négatif pour de nombreux acteurs, par exemple les bailleurs : bien qu’impayés par leurs locataires, ils se trouveront aux prises avec leurs propres créanciers étatiques et financiers.
En deuxième lieu, l’impact des mesures sur le droit des contrats est clairement sous-estimé. Ainsi, la protection contre la résolution des conventions ne concerne que le cas où l’entreprise est en défaut de paiement d’une dette d’argent ; elle ne concerne pas le défaut d’exécution en nature provoquée par la fermeture de l’entreprise. Le principe d’exécution de bonne foi des conventions, l’interdiction de l’abus de droit ainsi que la force majeure semblent avoir été relégués au second plan.
En troisième lieu, l’action devant les présidents des tribunaux de l’entreprise, dont on peut redouter une rapide saturation, soulève une série d’objections de droit judiciaire : risques de conflits de compétence ainsi que d’atteinte au respect des droits de la défense de l’entreprise en difficulté.
Agir vite et bien
Espérons que le Gouvernement porte une attention suffisante aux mises en garde suscitées par son projet. 1 L’inverse serait regrettable, tout comme l’est, pour des mesures urgentes et limitées dans le temps, la lenteur du processus d’élaboration et d’entrée en vigueur du texte, malgré l’octroi de pouvoirs spéciaux au Gouvernement.
Quoi qu’il advienne de cette première intervention perfectible, les autorités publiques devront réfléchir, dans un second temps, à des mesures modérées et durables, pour aménager la sortie de crise sans exonérer les acteurs économiques de tous leurs engagements financiers et contractuels. Voilà un défi supplémentaire à relever dans un contexte qui n’en manque pas ! Comme le disait Émile de Girardin, "gouverner c’est prévoir : la meilleure manière d’assurer la paix c’est de devancer les complications susceptibles d’amener la guerre".
1. Voy. la note complète rédigée par les soussignés à l’attention du Conseil Consultatif de la Magistrature.