"Ce qui compte le plus pour rendre un groupe intelligent, c'est la proportion de femmes"
D'après Emile Servan-Schreiber, docteur en psychologie cognitive, "plus on est, meilleur on est".
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Publié le 13-05-2020 à 11h45 - Mis à jour le 15-01-2021 à 08h03
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Aujourd'hui, les plus prestigieuses universités mondiales ont intégré l'intelligence collective à leurs programmes de cours. Cette discipline a ainsi rejoint les autres sciences cognitives que sont la psychologie, l’anthropologie, les neurosciences et l'intelligence artificielle. Dans son ouvrage "Super collectif. La nouvelle puissance de nos intelligences", Emile Servan-Schreiber, docteur en psychologie cognitive, décrit, avec moult exemples à l'appui, les bienfaits de cette approche pour les entreprises, les organisations, mais aussi les gouvernements. Interview.
En présentant sa première équipe gouvernementale, Donald Trump s'était vanté d'avoir recruté des ministres aux QI largement supérieurs à la moyenne. Une telle équipe était-elle vouée à être très performante ?
Ce gouvernement se révéla si dysfonctionnel qu'un quart des ministres présumés géniaux n'en faisait plus partie un an plus tard. Ce n'est pas parce qu'une équipe est constituée de gens intelligents que cette équipe sera forcément intelligente. On l'observe souvent en sport : dans un club, des super champions peuvent ne pas bien coopérer, ne pas bien s'entendre et donc l'équipe ne vaut rien.
Quels sont les facteurs déterminants pour créer de l'intelligence collective ?
La bonne coordination et la bonne communication entre les membres l'emportent sur les capacités individuelles de chacun. Un autre facteur déterminant sera la sensibilité sociale, c'est-à-dire la capacité à déchiffrer l'état d'esprit des autres en captant les non-dits et les signaux non verbaux. L'égalité du temps de parole est aussi très importante. Or, plus il y a d'hommes dans un groupe, plus quelques-uns vont dominer la conversation et limiter les contributions des autres, appauvrissant le potentiel d'intelligence collective.
Vous voulez dire que la place des femmes est prépondérante pour stimuler l'intelligence ?
Ce qui compte le plus pour rendre un groupe intelligent, c'est la proportion de femmes. Quand on fait passer un test de QI à des groupes, on se rend compte que c'est le groupe où il y a le plus de femmes qui obtient le résultat le plus élevé. Le temps de parole y est mieux distribué et l'écoute des autres est plus attentive. Il y a dès lors une meilleure communication, plus d'échanges et donc un meilleur QI. Ce n'est pas pour cela qu'il faut constituer des groupes uniquement féminins. Des études montrent que les femmes fonctionnent d'autant mieux qu'il y a des hommes dans l'équipe. La diversité compte beaucoup.
Disposer de cerveaux puissants dans un groupe est-il tout de même un atout ?
Disposer d'au moins une personne très intelligente compte beaucoup pour le QI du groupe. C'est plus intéressant d'avoir un membre très intelligent que beaucoup de gens juste intelligents. Mais ça ne suffit pas car même la personne la plus intelligente n'aura jamais la capacité à observer un problème complexe à 360 degrés et à avoir toutes les perspectives nécessaires à sa bonne compréhension.
Les études réalisées se matérialisent-elles dans des exemples concrets dans la vie ?
Evidemment. Prenons un exemple. En 1906, Francis Galton, un génie des statistiques, arrive dans une foire agricole et voit un attroupement de plusieurs centaines de gens occupés à essayer de deviner le poids de la viande qu'on va pouvoir extraire d'un bœuf. 787 participent et inscrivent leur estimation sur un ticket. Galton récupère tous les tickets et calcule la moyenne des réponses pour voir si le collectif est intelligent. Il découvre alors que l'estimation médiane est de 548 kilos alors que le poids réel est de 543 kilos. Aucune estimation individuelle n'est aussi proche de la bonne réponse ! Donc en associant un tas de réponses erronées, on s'approche de la réponse correcte.
Combien faut-il d'individus dans un groupe pour que les estimations soient les moins erronées possibles ?
Plus on est, meilleur on est. Quand on doit faire une estimation assez compliquée, que personne ne maîtrise, chacun commettra une erreur assez significative. Mais si on prend la moyenne de 10 estimations, l'erreur sera trois fois moindre. Mais, attention, le rendement est décroissant : pour obtenir une réponse encore trois fois plus précise, il faudra cette fois être 100. C'est la puissance de la moyenne, qui repose sur la neutralisation mutuelle des erreurs individuelles. Plus une foule est nombreuse, plus il y a de chances que l'erreur de l'un soit corrigée par l'erreur d'un autre.
Vous écrivez qu'il n'y a "aucune raison de privilégier l'expertise à la diversité, ni l'inverse". Mais un groupe, même de 1000 personnes, qui n'a aucune connaissance en virologie aurait-il pu donner de meilleurs conseils qu'un seul virologue pour les mesures à prendre face à l'épidémie de Covid ?
Si ces 1000 personnes n'y connaissent rien, cela ne va rien donner. La diversité des opinions est indispensable dans le groupe. C'est elle qui compense le manque d'expertise. Certains membres doivent s'y connaitre plus ou moins dans certains domaines : microbiologie, circulation de l'air, santé générale, santé publique, science des vaccins... Même s'il n'a que des connaissances basiques, le collectif disposera d'une connaissance qui pourra aisément rivaliser avec l'expertise du virologue.
Dans un groupe, pour faire des prévisions, mieux vaut-il qu'il y ait des contradicteurs ?
Tout l'intérêt d'être en groupe, c'est de présenter des divergences. Le général Patton a prononcé cette phrase géniale : "Si tout le monde pense la même chose, c'est que quelqu'un ne pense pas". Le grand rabbin de France me signalait l'an passé que, dans le talmud, il est expliqué que si tout le monde est d'accord pour prendre une décision, alors on rejette la décision. Pourquoi ? Parce si tout le monde est d'accord, c'est qu'on n'a pas suffisamment réfléchi. Il est important d'intégrer l'intelligence des autres dans la vôtre. Et il faut développer une méthode pour prendre toutes les divergences exprimées et en tirer une décision commune.
Même la CIA s'intéresse maintenant à l'intelligence collective...
Oui, les renseignements américains ont financé des programmes de recherche sur l'intelligence des foules pour mieux anticiper l'actualité géopolitique et mieux éclairer les dirigeants. Il en ressort que la combinaison des prévisions de 10.000 personnes qui lisent des journaux de qualité surpasse de 30% les prévisions des analystes des agences de renseignements, qui ont pourtant accès aux informations secrètes. Cela ne signifie pas que le collectif peut dire "voilà ce qui va se passer demain", mais il peut dire de façon très précise "voilà la probabilité que telle chose se passe demain". C'est extraordinaire. Les gouvernements, les entreprises, les organisations peuvent mettre en place des outils prévisionnels pour éclairer leurs choix, améliorer la gouvernance.
Vous expliquez que les prédictions collectives associées à un pari - et donc à de la valeur mise en jeu - sont plus précises. Mais en ajoutant un pari à une tentative de prédiction, ne crée-t-on pas un biais dans la façon de réfléchir ?
Au contraire, on retire ce biais. Quand on vote, on exprime une préférence. Quand on parie sur qui va gagner, on fait abstraction de cette préférence et on juge la situation de façon plus objective. Le principe même du pari encourage l'expression d'opinions contraires et informées, plutôt qu'une conformité respectueuse de la pensée unique.
Cette supériorité de l'intelligence collective s'applique-t-elle dans tous les cas rencontrés ? N'y a-t-il pas de limite à l'exercice, n'y a-t-il pas un domaine où un avis éclairé vaut mieux ?
Certainement. Mais c'est très difficile d'identifier a priori l'avis le plus avisé. Quand 50 experts s'expriment, lequel a raison ? On l'a vu avec le Covid. C'est souvent très difficile de savoir qui sont les gens qui ont plus raison que les autres. L'intelligence collective est là pour garantir une certaine fiabilité dans la prévision.
L'effet de groupe peut aussi conduire au pire, avec un effet d'entrainement dans la violence par exemple...
Bien sûr. Par nature, une foule n'est pas intelligente. Ce qui va garantir l'intelligence, c'est l'organisation du processus par lequel le groupe va réfléchir. S'il n'y a pas de processus, le groupe va avoir tendance à suivre naturellement le plus fort ou celui qui s'exprime le mieux. Pour que la sagesse des foules s'exprime, il faut combiner quatre ingrédients : l'indépendance d'esprit, la diversité d'opinions, la décentralisation des sources (en recueillant notamment de l'information spécialisée sur le terrain) et l'agrégation objective (qui consiste à développer une méthode capable d'extraire objectivement l'opinion collective, comme un vote majoritaire, des enchères, une moyenne arithmétique...).
--> Emile Servan-Schreiber participera au prochain Forum économique du Cercle du Lac, à Louvain-La-Neuve, le 1er octobre.
--> Le livre d'Emile Servan-Schreiber : "Supercollectif. La nouvelle puissance de nos intelligences", Fayard, 220 pp., environ 18 euros.
