Les destins liés de la transition écologique et de la transformation numérique

La recherche scientifique en matière de transformation numérique doit davantage considérer la question de la durabilité. Une chronique signée Nicolas Neysen, professeur de stratégie et Digital Transformation Lead à HEC Liège – Ecole de gestion de l’Université de Liège.

La Libre Belgique
Nicolas Neysen, professeur de stratégie et Digital Transformation Lead à HEC Liège – Ecole de gestion de l’Université de Liège.
Nicolas Neysen, professeur de stratégie et Digital Transformation Lead à HEC Liège – Ecole de gestion de l’Université de Liège. ©D.R.

Dans un récent article, Grégory Vial, professeur à HEC Montréal, s’interroge sur ce que l’on sait à l’heure actuelle de la transformation numérique (1). Pour y répondre, il a passé en revue pas moins de 282 travaux scientifiques. Parmi les constats posés, il en est un qui est particulièrement interpellant. Si l’on se concentre sur les recherches s’intéressant aux effets indésirables des technologies numériques (une minorité, précise le chercheur), aucune ne semble évoquer la question de l’empreinte environnementale du numérique. À vrai dire, les études empiriques ont principalement porté sur des problématiques liées à la sécurité informatique et la protection des données. Pourquoi, dès lors, la littérature scientifique semble-t-elle délaisser ce champ d’investigation ?

Effet de retard

Une première hypothèse serait d’invoquer le caractère émergent du phénomène et le traditionnel effet retard de la science qui impose souvent de très longs délais (parfois plusieurs années) avant de voir ses travaux publiés. L’hypothèse ne semble toutefois guère tenir la route. En effet, voici déjà dix ans, Greenpeace publiait son premier rapport ClickClean, attirant l’attention sur le coût énergétique croissant du numérique. Du côté des géants du Web non plus, la prise de conscience ne date pas d’hier. En 2011, Facebook annonçait déjà son intention de recourir à terme à 100 % d’énergie renouvelable, tandis que Google et Apple lui emboîtaient le pas un an plus tard. Aujourd’hui, Google est d’ailleurs le plus grand acheteur institutionnel d’énergie renouvelable au monde.

Rien de très émergent dès lors comme thématique. Il faut néanmoins reconnaître que le phénomène a pris une nouvelle dimension ces dernières années. En cause, l’explosion des données transitant sur Internet, due en grande partie à certaines pratiques de consommation relativement récentes, telles que le streaming vidéo. Afin de s’en convaincre, il suffit de consulter les chiffres fournis par l’entreprise Cisco. Voici une dizaine d’années, le partage de fichiers et le streaming vidéo sur Internet généraient chacun environ 5 milliards de gigaoctets (Go) par mois sur le plan mondial. Aujourd’hui, le premier en génère 2 milliards de plus, tandis que le second a dépassé la barre des… 100 milliards. Voilà qui vient démonter un autre argument qui aurait voulu que ce soit par manque de données fiables, ou de consensus sur la manière de construire les hypothèses de calcul, que l’intérêt ne serait pas au rendez-vous. Or, de ce point de vue, les choses semblent clairement établies. Le numérique, dans son ensemble, représente 10 % de la consommation électrique mondiale et 4 % des émissions de CO2, contribuant ainsi davantage au réchauffement climatique que le transport aérien.

Niveaux micro et macro

Mais alors, comment expliquer ce manque d’intérêt ? À vrai dire, l’explication est à aller chercher du côté de l’échantillonnage des travaux considérés ici. Leur point commun est la "transformation numérique", une expression qui, dans la littérature scientifique, s’entend bien plus souvent au sens d’une transformation à un niveau micro (la transformation d’une organisation) plutôt que macro (la transformation sociétale). Or, il est indéniable que l’empreinte environnementale du numérique trouve davantage sa place dans cette deuxième catégorie.

À y regarder de plus près, il existe bel et bien une quantité non négligeable de travaux dédiés au numérique dit responsable, mais ceux-ci sont en général dissociés de ce qui se passe à l’échelon organisationnel. C’est sans doute négliger le rôle primordial que joue chaque organisation, chaque entreprise, chaque individu, dans les choix posés au quotidien et qui influenceront en bout de course le bilan énergétique global.

Au final, sobriété numérique et numérique durable, green IT, quel que soit le nom qu’on lui donne, il s’agit de bien plus qu’un simple thème de recherche. C’est un enjeu majeur pour l’avenir de notre société qui mériterait certainement plus d’attention de la part du monde scientifique, et ce, quelle que soit la discipline ou le point de vue adopté.

1) G. Vial (2019), Understanding digital transformation : A review and a research agenda. Journal of Strategic Information Systems, 28, PP. 118-144.

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